Voici, à peu près rafistolé en langue écrite, ce conte que j’ai quêté des dizaines de fois à ma conteuse experte, Bernadette Henry, épouse de mon frère Maurice. Avec son art de conteuse, elle y mettait de la vie, du piquant. Par son débit, ses mimiques, ses pauses, ses imitations de voix, elle en faisait un chef-d’œuvre que les techniques modernes (Disney & Co.) ne peuvent même reproduire. Son contenu peut sembler peu approprié à un enfant de 5 ou 6 ans. La violence des images modernes me semble bien pire!                                   M. C.

Ti Jean et le Roi (tel que j’en garde le souvenir, 72 ans plus tard!)


Il était une fois un jeune homme nommé Ti-Jean. Il était débrouillard et astucieux, un brin roué. Il vivait seul avec sa mère. Ils étaient pauvres, manquaient de tout et parfois ils n’avaient rien à manger.


Un jour, pour nourrir sa pauvre mère affamée, Ti-Jean résolut de tuer leur unique vache. La mère protesta mais Ti-Jean la rassura en lui disant qu’il trouverait bien un moyen pour gagner sa vie et la sienne... Il devait avoir son idée.


Après avoir tué l’animal, il avait conservé sa peau et il dit à sa mère que le lendemain il partirait pour la vendre en ville. Elle se moqua un peu de lui, car que pouvait valoir une peau de vieille vache éreintée. Mais il partit quand même en promettant à sa mère de revenir bientôt avec le fruit de la vente.


Il marche, marche et, au soir, fourbu, il décide de s’arrêter au bord d’un petit bois pour se reposer et manger le goûter que sa bonne maman lui a préparé. Fatigué, il s’endort. Lorsqu’il se réveille en sursaut, c’est la nuit. Il entend des voix non loin. Il est un brin inquiet car Il sait qu’il rôde des voleurs et des pillards sur les routes. Sans faire de bruit, il grimpe dans un arbre pour avoir une meilleure idée d’où viennent ces voix. Tout en bas, il aperçoit quatre gaillards assis autour d’un feu qui parlent fort. Peu à peu, il comprend que ce sont des brigands qui viennent de commettre des vols et qui comptent leur butin tout en rigolant. 


L’astucieux Ti-Jean a alors une idée… Il prend la peau de vache qu’il a grimpée là-haut avec lui, la détache et la déplie… Puis il la lance en la faisant tournoyer juste où se trouvent les canailles. Ceux-ci, croyant que le ciel leur tombe sur la tête à cause de leurs crimes, détalent comme des lapins, laissant sur place le fruit de leurs larcins. Quand il est certain qu’ils sont partis pour de bon, Ti-Jean s’empare des pièces d’or et d’argent abandonnées, les place dans un morceau de la peau avec lequel il s’est fait un baluchon et prend sans tarder le chemin du retour.


Bien sûr sa vieille mère n’en croit pas ses yeux de le voir revenir avec une telle fortune. Lui, il se contente de lui dire qu’au marché de la ville le prix des peaux de vache était à la hausse et que les acheteurs étaient prêts à lui payer une fortune pour acquérir la sienne. 


C’est alors que le rusé Ti-Jean, toujours prêt à jouer des tours au roi, son voisin, inséra des pièces dans les fentes d’un minot (un gros contenant fait de bois pour mesurer les céréales, blé, avoine et orge). Il savait, sachant que son royal voisin l’ayant vu revenir le matin, curieux comme une belette, il viendrait fouiner dans les parages et lui demanderait la raison de son absence. Et bientôt il le vit arriver. Alors il lui répéta mot pour mot ce qu’il venait de raconter à sa mère et, pour preuve de la véracité de ses dires, il mit devant ses yeux le minot où scintillaient les pièces dont il l’avait garni. Il s’en était servi, lui assura-t-il, pour mesurer le gain de la vente de la peau de sa pauvre Caillette. Le roi n’en revenait tout simplement pas. Lui qui avait un énorme troupeau, des dizaines de vaches, il pourrait devenir très riche s’il imitait Ti-Jean et allait vendre leurs peaux au marché. Et c’est ce qu’il fit. Le lendemain, aidé de ses fils qui n’appréciaient guère le projet du paternel, se méfiant des manigances du malicieux Ti-Jean, il abattit toutes les bêtes de son troupeau et les écorcha. Puis il plaça toutes les peaux dans un voiture tirée par quatre chevaux et prit la route pour le marché de la ville.


Évidemment, sa déception fut énorme lorsqu’il apprit sur place que le prix des peaux de vache était quasi nul, le marché étant saturé. Il s’entêta, répétant à qui voulait l’entendre que la veille son voisin avait obtenu pour la peau de sa vache un plein minot de pièces. On se moqua de lui à qui mieux mieux, le traitant de sot, de fou à lier. Lui persistait jusqu’au jour où, sa cargaison de peaux, laissée au grand soleil, avait commencé à se putréfier et empestait tellement qu’il fut mis en demeure, par les autorités de la ville, de les débarrasser de ce monceau de puanteur.


Au désespoir, il obtempéra, bien décidé de se venger de cet infâme Ti-Jean qui l’avait dépouillé d’un cheptel parmi les plus beaux du pays. Ce qui lui avait valu, revenu au château, des récriminations violentes et des invectives de la part de la reine, sa femme, qui le trouvait tellement bêta de se fier aux ruses et tromperies de son vicieux voisin. Furieux, il ne se contenait plus!


Le soleil est à peine levé le lendemain matin, qu’il arrive en trombe devant la vieille cambuse où habitent Ti-Jean et sa mère. Il est agité, il tempête, il jure. Entendant des cris venant de la cuisine, il s’y précipite. Lorsqu’il entre, le spectacle qu’il aperçoit le sidère.: Ti-Jean est là, un long couteau à la main et sa mère couchée à ses pieds, la poitrine inondée de sang qui se répand sur le plancher. «Qu’as-tu fait là?» hurle le roi. «Tu as tué ta mère, assassin!» Ti-Jean, lui, est calme. «Hé, hé, ce n’est pas nouveau, vous ne saviez pas? Ma mère, je la tue souvent, presque tous les jours. Lorsqu’elle m’embête, qu’elle refuse de m’obéir, je la tue. Des fois, deux ou trois fois par jour.» «Mais comment ça, réplique le roi. Pourtant je la vois tous les jours, elle est bien vivante, sort nourrir les poules, sarcler son jardin. Qu’est-ce que tu me racontes encore?» «Ça c’est grâce à mon sifflet magique… Lorsque je ne suis plus fâché contre maman et que j’ai besoin qu’elle prépare mon repas ou lave mes vêtements, je siffle trois fois avec ce sifflet et elle revient aussitôt à la vie, comme si de rien n’était… et elle ne se souvient de rien.» Le roi est dubitatif. Ce sont des histoires! Il est impossible de rendre la vie à un mort en sifflant trois fois dans un sifflet. Alors Ti-Jean s’exécute. Il souffle un fois dans le sifflet. La vieille femme ne bouge pas. Il siffle une deuxième fois. Là, il semble que ses lèvres ont remué. Un troisième coup de sifflet… Elle bouge, s’étire un moment comme si elle s’éveillait, puis se lève et demande à son fils s’il va bien et s’il a besoin de quelque chose. Ahuri, le roi n’a qu’une hâte, celle de s’en aller. Mais d’abord, il veut savoir où le garçon s’est procuré ce sifflet et s’il est à vendre. Ce dernier ne peut dévoiler sa provenance, mais il trouve cet objet tellement utile qu’il ne le vendrait pas pour tout l’or du monde. Se disant fatigué des reproches et des blâmes incessants de son épouse, le roi lui offre une somme rondelette que finalement il accepte. Et le roi rentre à la maison tout heureux avec le sifflet. Ti-Jean et sa mère s’amusent fermement du bon tour qu’ils viennent de jouer à leur voisin. La mise en scène était simple: Ti-Jean avait placé une tripe de porc remplie de sang autour du cou de sa mère, sous ses vêtements et, au moment opportun l’avait transpercé avec un couteau. Le roi, naïf et un peu débile (comme tous les rois!) était tombé dans le panneau comme d’habitude.


De retour au château, le roi est accueilli une fois de plus par une volée d’invectives de la part de son épouse. Elle l’injurie parce qu’il est encore retourné chez ce Ti-Jean de malheur qui ne cesse de se moquer de lui et de lui jouer des tours qui le conduiront à sa perte. Incapable d’en supporter davantage, il décide de la tuer, étant maintenant capable de la faire revenir à la vie à volonté avec son fameux sifflet magique. S’emparant d’un couteau, c’est ce qu’il fait en l’accablant d’insultes à son tour. Mais une demie heure plus tard, quand il est temps de préparer le dîner, il décide le la ramener à la vie. Il souffle, une, deux, trois fois dans son sifflet… rien ne se passe… la reine ne bouge pas… Paniqué. Il siffle, siffle et siffle encore, jusqu’à à en perdre de souffle, mais toujours sans résultat. C’est là qu’il se rend compte que son malicieux jeune voisin lui a joué un autre tour, pendable cette fois-ci. Il entre donc dans une colère noire, jurant que cette fois-ci, il lui ferait son affaire. Il part donc en coup de vent pour se rendre chez lui.


Lorsqu’il arrive, criant et vouant Ti-Jean à tous les diables, il voit celui-ci en train de battre à coups de fouet un gros chaudron dont l’eau commence à bouillir. Ce dernier ne réagit pas à ses cris et gestes de colère. Il ne bronche pas et continue à fouetter… Intrigué, le roi finit par lui demander à quoi sert son manège. Ti-Jean fouette et fouette encore et, soudain, l’eau bouille pour de bon dans le chaudron. «C’est simple, lui répond le garçon, ce que j’ai dans la main est un fouet magique. Ma vieille maman commence à se faire vieille et fragile et, pour lui épargner du travail, je fais moi-même ma soupe. Je préfère faire ça dehors, car c’est trop chaud dans la maison.»


Le roi réfléchit un moment… Lui qui vient de tuer sa femme, va maintenant devoir préparer lui-même ses repas et, bien sûr, ce fouet magique lui serait d’une grande utilité. «Il faut que tu me vendes ce fouet sans faute, j’en ai besoin maintenant que je n’ai plus personne pour cuisiner mes repas…» Comme toujours, Ti-Jean refuse, faisant valoir que c’est objet trop utile et trop précieux pour qu’il le cède. Mais il finit quand même par accepter étant donné le somme mirobolante que le roi est prêt à lui verser. Sa supercherie était bien simple: il avait creusé un trou dans le sol qu’il avait rempli à moitié de copeaux de cèdre. Ensuite il avait mis le feu au bois avant de cacher l’ouverture avec le gros chaudron. Le tour était joué et le roi berné.


Le roi est seul maintenant. Sa femme n’est plus, Il a tué toutes ses vaches. Il est désespéré. Exécré des manigances de ce fieffé roublard, il décide de s’en débarrasser. Il demande donc à ses deux fils, toujours en vie, de le capturer et de le noyer. Les deux jeunes hommes acceptent sans rouspéter, car il y a une mèche qu’ils espéraient que leur nigaud de père prendrait une telle décision. Ils partent donc à sa recherche, tout fringants, et ne mettent pas longtemps à lui mettre le grappin dessus et à le fourrer sans ménagement dans un grand sac de jute.


Mais en route vers le lac où ils ont décidé de le supprimer, ils sont pris de remord. Tuer un humain, même si celui-ci est un vilain garnement, c’est un crime après tout, une faute qui risque de peser sur la conscience longtemps. Pour se donner du coeur au ventre, ils s’arrêtent dans un estaminet bordant la route, espérant que quelques lampées d’alcool leur donneront le courage nécessaire pour aller au bout de leur mission. Comme leur capture est silencieuse dans son sac, ils la laissent à la porte, sans autre précaution.


C’est alors que Ti-Jean commence à se lamenter à répétition: «Y veulent que je marie la fille du roi, mais moi, j’veux pas. Y veulent que je marie la fille du roi, mais moi j’veux pas…». L’ayant entendu, un commerçant d’animaux qui passe par là avec un chargement de gras cochons lui rétorque qu’il serait bien d’accord, lui, de marier la fille du roi. Alors Ti-Jean lui propose de changer de place avec lui. Ce dernier accepte sans hésiter et se glisse dans le sac pendant que Ti-Jean saute dans son chariot et s’empare des guides, en route vers la maison. 


Quand les deux fils du roi sortent de la taverne, éméchés, les pieds ronds, ils s’emparent du sac qu’ils avaient laissé là. Aussitôt ils entendent, à l’intérieur, une voix gueuler à tue-tête: «J’en veux, j’en veux, j’en veux! J’en veux, j’en veux, j’en veux!» Trop saouls, ils ne s’aperçoivent pas que ce n’est pas la voix de leur joueur de tours. Ils le traînent donc sans ménagement jusqu’au lac où  ils avaient décidé de l’éliminer et, avant de le basculer d’un talus élevé, ils le narguent avec rire mauvais: «Eh bien, si tu en veux tant, mon Ti-Jean, tu vas en avoir!» et ils balancent le sac à l’eau et le regardent sombrer.


Ti-Jean revient donc à la maison avec sa grouillante cargaison, à la surprise de sa bonne maman, inquiète de son absence. Le lendemain, le roi, qui entend du château les cochons grogner et couiner, se précipite. Sa stupéfaction est totale quand il voit Ti-Jean bien en vie en train de les nourrir. Il s’avance, un peu mal à l’aise, tentant de dissimuler sa mauvaise conscience, et lui demande où il a déniché ce si beau troupeau porcin. Et Ti-Jean de lui raconter calmement que lorsque qu’un malfrat inconnu qui, l’ayant capturé, l’avait jeté à l’eau, il avait aperçu, tout au fond, un attroupement de beaux et gras cochons. Il les avait alors rassemblés et ramenés à la maison. Et il rajouta: «J’ai aussi vu un grand troupeau de vaches non loin de là et je me suis dit que puisque vous aviez perdu les vôtres, vous pourriez aller les chercher pour remplumer votre cheptel» À ces mots, le roi paraît très intéressé et lui demande s’il pourrait le conduire à cet endroit fabuleux sur-le-champ.


Et dès le lendemain, Ti-Jean l’escorta jusqu’au lac, en compagnie de ses deux fils, près d’un endroit où il savait que l’eau était très profonde. «Voilà, c’est là, tout au fond, plongez et vous allez tout de suite les trouver!». Le roi invita ses fils à se lancer en premier et à lui faire un signe de la main dès qu’il auraient aperçu le troupeau.  Ils s’exécutèrent sans maugréer, mais comme ils ne savaient pas nager, bientôt ils se débattirent désespérément pour regagner la rive. «Je crois qu’ils ont trouvé!», avertit Ti-Jean entre ses dents. «Regardez, vos fils vous font signe d’aller les joindre pour leur prêter main forte.» Oubliant qu’il ne savait même pas nager lui non plus, il plongea à son tour et disparut dans le glouglou des bulles qui bouillonnaient à la surface.


Comme le roi n’avait pas d’autre parenté, c’est Ti-Jean qui prit possession de ses biens. Il vécut dans le château à l’abri du besoin, choyant sa bonne maman.


Reconstitué de mémoire en langage écrit par Marcel Chabot, janvier 2021