Rita, jeune fille
avec
sa soeur Jeanne
Ma vie...
Note: J'ai transcrit le texte original en y apportant très peu de corrections pour conserver son souffle et sa saveur. Il est évident que, quoiqu'elle en ait pensé ou dit, ma sœur possédait un réel talent pour l'écriture. Au moment où elle a rédigé ces lignes, elle était à moitié aveugle, ce qui devait la handicaper énormément. Mais elle était courageuse et tenace et a mené à terme le projet qu'elle avait fait de nous tracer les grandes lignes de sa vie ô combien mémorable! Les mots entre crochets [ ] et entre parenthèses ( ) sont de moi, car, à certains endroits, j'ai crû bon établir des liens ou fournir des explications pour éclairer le lecteur. Et je voudrais que le lecteur note son excellente mémoire : le souvenir qu’elle conserve de la naissance de chacun de ses 14 enfants est à la dois désarmant et émouvant.
Son frère et filleul, Marcel Chabot
Ayant reçu ce bel agenda comme cadeau de Noël, je me suis demandée ce que l'allais faire avec. Noter des rendez-vous? Ce ne valait pas la peine, je n'ai rien à faire. Alors quoi? Écrire? Je n'ai rien à dire. Inventer des histoires? Encore moins, très peu d'imagination. Quoi faire? Écrire quoi? Peut-être quelques petites anecdotes passées.
Mais avant, je vais vous dire que je suis pensionnaire dans une Auberge des Aînés. Comme ma santé laisse à désirer, j'ai décidé de prendre du bon temps. Je suis très bien ici, même plus besoin de penser, tout se fait par magie: les remèdes, les repas, l'entretien, etc. Je suis bien. Je me demande encore pourquoi j'écris ça?
J'avais rêvé de finir mes jours dans ma maison, parmi mes souvenirs et toutes ces vieilles choses dont j'ai de la difficulté à me débarrasser. Pourquoi? Je ne sais pas! Comme ce n'est pas moi qui suis maître de ma destinée, c'est arrivé tout autrement. Je ne suis pas malheureuse pour autant. J'ai toujours fait confiance à la vie et c'est encore de même aujourd'hui, ma vie est belle et je pense que je suis chanceuse. Un petit pincement au cœur d'avoir quitté Saint-Lazare, j'aurais pu faire autrement, mais c'est fait! Et c'est comme ça! Les fêtes du cent cinquantième (anniversaire de la fondation de Saint-Lazare en 1849) vont peut-être me fournir l'occasion d'y retourner quelques fois cette année si ma santé me le permet. Et la vie continue...
Je me souviens aussi des beaux jours de mon enfance heureuse, sans souci, auprès de parents qui nous aimaient, qui trimaient dur pour nous donner le plus de confort possible. Pourtant, tout semblait facile, l'on ne devinait pas leurs soucis qui étaient nombreux. Nous étions une famille de 10 enfants vivants. Nous étions pauvres en argent, mais riches d'attentions, de bonnes ententes et d'amour. C'est pourquoi la vie ne nous a jamais fait peur. Il y a aussi le bon temps où nous allions à l'école. Pour moi, c'était facile, j'aimais aller à l'école et tout se passait bien. Aussi, j'ai eu la grande chance de continuer après l'école de rang. C'est ma grand-mère (Aurélie Bilodeau) qui m a invitée d'aller demeurer avec elle après la mort de mon grand-père (Pierre Chabot décédé en 1930). [Ainsi] je pourrais aller à l'école du village, l'école Modèle qu'on disait dans le temps. Je n'ai pas refusé car aller à l'école faisait mon bonheur, j'aimais l'école. J'ai réussi mes certificats de septième et de neuvième année. Avec une autre année d'école normale, j'aurais pu être une maîtresse d'école.
Et voilà: il fallait penser à autre chose. Aller travailler. Je ne pouvais pas me laisser vivre comme ça! Le travail du temps consistait à faire du ménage, aider les autres qui avaient des enfants à faire garder, etc. Ce n'était pas idéal! Un bon jour, j'avais seize ans, une dame Bilodeau est venue me proposer d'aller travailler chez elle pour faire la cuisine et l'entretien de la maison. J'acceptai, mais j'ai trouvé ça très dur et compliqué. Il fallait que je décide et prépare les repas des maîtres qui étaient [à la fois] marchand général et maire de la place. J'étais très gênée et je me demande encore comment j'ai fait malgré tout [...], si j'aurais pu faire le boulot si une demoiselle Côté qui faisait ce travail avant n'avait pas été là pour me donner un coup de main. Elle remplaçait une commis qui avait pris un congé de maternité. Elle était très gentille: elle venait m'aider et me dire quoi faire et comment le faire. J'ai été très chanceuse de l'avoir parce que je n'aurais pu y arriver. Merci à cette compagne et amie des premiers jours.
Ensuite, j'ai passé deux hivers à Saint-Grégoire de Montmorency pour garder un petit garçon de cinq ans. Là c'était plus facile, j'étais la moitié du temps seule avec l'enfant, les parents travaillant tous les deux à l'usine de filature de l'endroit. L'été, j'aidais chez nous aux travaux des foins, etc. Ainsi ma jeunesse s'est écoulée, tout doucement, calme et silencieuse. Comme moi-même, qui aimais bien passer mes loisirs dans la lecture et la tranquillité. Je rêvais d'une petite vie simple et sans extravagance. Les sorties, les veillées, le monde ne m'attiraient pas plus que ça. Mais quand même l'ennui ne faisait pas partie de ma vie. Comme les jeunes étaient rares dans le canton, les rencontres de jeunes, de cousins et cousines se faisaient surtout aux Fêtes, aux Jours gras, à Pâques et c'était bien comme ça. Les moyens de transport du temps étaient les chevaux, la distance pouvait empêcher d'aller aussi loin que nous aurions voulu. Mais tout s'est bien passé quand même. De temps en temps, il se présentait un garçon chez nous et dans ma timidité je ne rendis personne très bien, ils se débrouillaient mieux avec les gens de la maison et se décourageaient vite. Peut-être aussi qu'ils ne m'intéressaient pas plus que cela, j'étais jeune et l'avenir ne m'inquiétait pas beaucoup.
Un beau jour Cupidon lança sa flèche et me voilà éprise d'un garçon du voisinage que je connaissais depuis toujours sans pour autant [avoir] attiré mon attention. L'amour s'installe et nous conduit tout doucement au mariage. Bien que les circonstances de la vie se permettent de changer la nôtre pour nous dire ce qu'il y de mieux à faire et être là aussi pour les autres. C'est là que maman se trouvant enceinte à 48 ans et étant fatiguée et désemparée, me demanda si je voulais bien rester avec elle un bout de temps pour l'aider. Comme le mariage n'était pas une nécessité absolue, j'ai accepté avec plaisir de lui rendre ce petit service, car à bien y penser, je lui devais bien ça.
Une autre année s'est passée dans ma famille à prendre soin de mes frères et mes sœurs afin de pouvoir donner du bon temps à maman qui elle aussi se préparait à remplacer mon départ avec un autre enfant. Aussi, avec la naissance de mon petit frère Marcel j'ai appris qu'un enfant apportait beaucoup de joie et de bonheur dans la vie et, en le berçant pour l'endormir, je rêvais... qu'un jour je bercerais mes petits trésors tout roses. Quand mon père m'a demandé d'être la marraine de mon frère Marcel, un autre bonheur s'est installé dans mon cœur. Je commençais à comprendre tout ce que la vie pouvait apporter de beau et de valorisant si on s'arrêtait pour la voir et la vivre pleinement.
Et le jour de notre mariage arriva. Le vingt-six juin mil neuf cent quarante-trois était le jour de notre engagement pour la vie avec la confiance d'un enfant qui se jette dans les bras de sa mère. Rien n'était planifié, j'étais supposée rester dans la petite maison d'école déménagée et reconstruite pour nous; les circonstances ont voulu que je reste avec la famille tant que Maurice (en fait, elle emménagea dans une maison où vivait sa belle-mère et deux de ses fils, Maurice et Joseph, ces derniers des «vieux garçons» qui partagèrent pendant plusieurs années le quotidien du couple et de leurs premiers enfants) se trouve une femme, sa mère, ma belle mère (affligée d'une maladie des jambes qui la rendait quasi impotente) n'étant pas capable de tenir maison seule. Et je m'installe dans une autre famille avec toute la confiance du monde. J'étais sûre que rien de fâcheux ne m'arriverait, car tout le monde était gentil et prévenant avec moi. C'est ainsi que ma vie de femme commençait. Je me suis adaptée très vite aux habitudes de la maison, car j'ai toujours pensé que ce serait plus facile pour moi de continuer le mode de vie de ces gens que de tout chambarder les coutumes déjà établies. Et la terre continua de tourner dans le bon sens, comme on dit!
Comme nous n'étions pas moins futés que les gens d'aujourd'hui, nous n'avions rien planifié et, après un an, pour notre plus grand bonheur, une petite fille (Jeanne) venait faire la joie de toute la famille. Mais cette joie fut remplacée bien vite par de l'angoisse et de la crainte, car notre bébé n'allait pas très bien. Sa digestion ou quelque chose de semblable, je ne sais trop quoi! Elle ne progressait pas du tout. Et un bon jour, comme par enchantement, tout est revenu dans l'ordre et. à un an, elle était devenue un beau bébé qui marchait et possédait touts les qualités du monde!
Entre-temps, [s'annonçait un autre enfant...] Lui nous a surpris... À la vitesse de sa venue, un vrai branle-bas dans la maison... même les voitures tombaient en panne quand il s'est annoncé. Mais tout cela a bien fini avec la naissance d'un beau garçon en bonne santé et très gentil (Gérard).
Comme la terre était fertile, un autre gros garçon (Léo) cette fois-là, arrivait un beau matin d'octobre. Malgré la frousse de frapper un troupeau de vaches qui traversait la route à cette heure du matin, dans la hâte d'arriver en temps avec le docteur. Ouf! Et tout est bien qui finit bien. C'était un gros garçon.
La quatrième était une petite fille (Rachelle) toute rose et gentille qui et arrivée un soir du mois de mai. Tout s'est bien déroulé, sans compter les ennuis que nous causait cette urgence d'arriver sans avertir! Les jours, les semaines et les mois passèrent sans problème jusqu'au jour où sa petite sœur (Jeanne), pour faire comme sa maman, lui donna une Baby's One qui n'en était pas une. C'était de la morphine. Un vrai cauchemar! Le bébé de dix mois a dormi de huit heures le matin jusqu'à quatre heures de la nuit suivante. La journée a été très longue, nous aurions tant voulu qu'elle se réveille, cette fois-là! Elle est restée un bébé plus maussade et plus fragile. Car, voyez-vous, la vie est faite de contradictions parfois et aussi de joies qui nous incitent à aller plus loin.
Quelques mois plus tard, alors que tous étaient partis travailler, s'annonce une naissance: c'était une belle journée du mois d'octobre. Encore là, tout un émoi pour rejoindre les secours nécessaires et, vers midi, une grosse fille (Diane) venait s'ajouter à notre famille. Et, jour après jour, la vie continuait avec ses joies et ses contrariétés aussi.
Ensuite, un autre petit garçon (Jean) s'ajouta par un beau matin de mars. Un peu d'angoisse se présenta en attendant sa venue, car son père étant demandé pour être juré à Montmagny voulait être là pour sa naissance. Nos vœux furent exaucés, car il fit son apparition une semaine avant la date prévue du départ de son père.
Comme dans la maison on trouvait un petit coin pour chacun, un autre (Robert) a trouvé le sien un beau dimanche du mois d'avril. Lui aussi a causé un peu d'émoi, il était attendu plus tôt. Son parrain était descendu de l'Abitibi, mais il a été obligé de prolonger sa visite d'une semaine. À la fin tout le monde était heureux quand même.
Le suivant a été une petite fille (Francine) qui nous a pris par surprise elle aussi, par un soir du premier jour de septembre. Elle s'annonça pendant que la maison était pleine de gens en visite. Il a presque fallu mettre les gens à la porte afin de pouvoir se préparer à la recevoir comme il se doit. C'était une belle petite brune!
La famille continuait à grandir. La place dans la maison et dans nos cœurs ne manquait pas, car un autre garçon (Michel) est venu compléter les fêtes du Jour de l'An: il est né le 3 janvier celui-là. On s'était demandé si on fêterait le Jour de l'An chez nous cette année-là et, après mûre réflexion, on a décidé de faire comme d'habitude. Quand tout le monde met la main à la pâte tout se passe bien. Même lui a attendu le bon moment d'arriver.
Au mois de février de l'année suivante, une autre petite fille (Fabienne) est venue faire une petite visite. Car, après trois (ou cinq?) jours, elle nous quittait pour aller briller dans le ciel en nous laissant bien tristes. Nous avons tous des hauts et des bas, des joies aussi...
Car au mois d'octobre de l'année suivante naissait un garçon bien en santé (Richard). Rien de spécial à sa naissance, mais sa première année a été difficile: beaucoup de grippes, bronchites et même un pneumonie. Et tout est redevenu normal.
Et puisqu'il faut continuer [...], nous avons encore trouvé une place pour un autre gros garçon (Mario), celui-là. Une grosse surprise et une grande tristesse [sont] venues quand nous avons vu son bras gauche inerte et sans aucune force. Son petit bras avait été attaché trop longtemps avec le cordon ombilical et les nerfs avaient été rompus ou trop affaiblis. Le docteur avait dit qu'il reprendrait de la force avec le temps, mais cela ne s'est pas produit pour notre grande peine, car nous aurions tant voulu qu'il guérisse et soit comme les autres!
Au mois de juin de l'année suivante, naissait un autre garçon (Serge). C'était pendant la construction du poulailler pour compliquer les choses, toute la famille aidant. Sa venue n'a pas apporté trop de problèmes. Mais, il y a toujours un mais! À l'âge de vingt mois, après une journée de maladie, il décédait, nous laissant tout surpris et bien tristes. C'était un petit garçon enjoué et très actif...
Quelques mois plus tard, à l'hôpital cette fois-là, une petite fille (Chantal) de neuf livres venait au monde. C'était un bébé bien gentil. Elle passait ses nuits sans se réveiller. Je me levais souvent pour vérifier si elle dormait toujours, car je n'étais pas habituée à cela.
Au mois de septembre de l'année suivante, c'était au tour d'un gros garçon (Patrice) de naître à l'hôpital lui aussi, vers midi. Les infirmières étaient étonnées de voir ce gros bébé de treize livres. Il est resté quelques jours de plus à l'hôpital pour des petits problèmes de respiration, je crois. En maigrissant un peu, tout s'est replacé.
Et ce n'est pas tout, un autre petit garçon a voulu lui aussi faire partie de la famille, mais il s'est arrêté en chemin. Pourtant il aurait eu sa place comme les autres...
Voilà! C'est ma famille et je suis fière d'elle! Vous allez me dire que j'étais folle d'accepter d'avoir un enfant presque tous les ans. Bien, pour moi ce n'était pas pire que de partir tous les matins pour aller travailler. Je trouve très courageuses et vaillantes celles qui ont à le faire. Moi j'ai choisi autre chose. Vous pensez que j'étais obligée? Pas tant que ça. J'aimais la vie simple et sans complication. Je vivais au jour le jour sans chercher toutes sortes de moyens pour changer les choses qui auraient peut-être été pires autrement, Que sais-je? Je ne regrette rien de ce que j'ai fait. Si c'était à recommencer, je ferais la même chose. Qu'est-ce que j'aurais pu faire d'autre? Si j'avais eu moins d'enfants, j'aurais travaillé autant, mais pas pour le mêmes valeurs. Vous pensez que je dis cela pour me justifier? Pensez ce que vous voulez! Ça m'est égal! Pour moi, il fallait être responsable de mes actes. Quand je vois ce qui se passe aujourd'hui, je suis contente et je remercie le ciel tous les jours de tout ce que m'apporte ma famille de joie et de consolation.
Aujourd'hui, après presque six ans de retraite, forcée par la maladie d'être inactive, je médite souvent, pas sur le passé que je ne peux changer, mais sur l'avenir qui se présente à moi.
Ma très belle marraine
Rita, jeune femme
en visite chez ses parents
au temps des sucres
(vers 1955)
Rita, le jour de
l’anniversaire
de ses 80 ans