Engagés pour la Nouvelle-France

Voici un extrait tiré d’un ouvrage1 de G. Debien qui fournit la liste (incomplète) des engagés (c’est-à-dire de citoyens français) qui s’engageaient (au milieu des années 1600) par contrat auprès d’un habitant du Québec à venir travailler pour lui moyennant une somme convenue. On trouve ce livre dans Érudit2 (organisme voué à promouvoir et diffuser la recherche et la création). J’ai pensé que ce que raconte cet auteur sur la cause des départs pouvait intéresser nos lecteurs. Il est disponible pour téléchargement en format PDF.

«VI. CAUSES DES DÉPARTS 

Il n'est pas facile de dire ce qui entraînait ces hommes vers la Nouvelle-France. Les contrats nous offrent des noms de marchands, de Compagnies de colonisation, de colons. Ainsi c'est plutôt les intentions, les besoins des gens de la colonie que nous apercevons, les intérêts d'une colonie naissante — et ceux des intermédiaires appelés à l'aide. Qu'est-ce qui poussait les engagés à prêter l'oreille aux propositions des recruteurs? 

D'abord, la misère, ou au moins la pauvreté. Mesurer l'importance de cette cause est malaisé, parce que l'histoire connaît mal les pauvres. L'histoire est myope et ne voit que les grands mouvements. Elle n'aperçoit les pauvres que lorsqu'ils remuent, errent, se rassemblent par grandes troupes, se plaignent les armes à la main, ou mendient avec une insistance gênante. Seulement alors ils deviennent  personnages historiques. Le pauvre est le grand personnage de l'histoire sociale de tout le XVIIe siècle, mais peut-être plus particulièrement encore jusqu'en 1664. Le XVIIe siècle est le siècle de la mendicité. L'Ouest de la France, le Poitou, la Saintonge, le pays rochelais ont été pays de guerre. Il y eut d'abord les répercussions du soulèvement protestant (1611—1628), puis une incessante lutte de partisans. En réalité depuis 1618, les "remuements" ne cessèrent pas, sporadiques, il est vrai, et de peu de portée générale, mais indice certain d'insécurité sociale et de misère. Ces remuements sont dus aux mauvaises saisons, aux augmentations des tailles, suite de la guerre. Ils prennent la forme d'attaques contre les receveurs, de meurtres, de vols à main armée des deniers publics, le tout accompagné de la volupté séculaire de rosser les sergents. La contrebande du sel est une industrie régionale et les autorités locales soucieuses d'éviter une répression militaire, semblent fermer les yeux, et cette demi-complaisance en dit long sur la conscience universelle de la misère. Tout cela ne nous donne encore que des témoignages indirects. 

L'analyse des registres paroissiaux ruraux et urbains est un bon moyen pour toucher aux souffrances du temps. En Poitou et en Saintonge il nous reste peu de suites de registres ruraux commençant au début du XVIIe siècle. Impossible donc de dresser des statistiques des mariages, des naissances, des mortalités infantiles si révélatrices des conditions de la vie contemporaine. Mais combien d'actes d'inhumation nous mettent devant des vagabonds, des maraudeurs, des éclopés, des infirmes, des enfants inconnus, ou des veuves, qui traversent le pays, désœuvrés, chômeurs allant d'une ville à l'autre, en quête d'emploi et d'aumône. 

Ces pauvres, anciens et nouveaux, ces errants encombrent les villes. À Châtellerault, à Poitiers, à La Rochelle et à Niort, les délibérations des échevinages ne sont que plaintes contre ces envahisseurs de toute provenance, qui tendent la main sur les places, au coin des ponts et des églises. On ne pourrait citer tous les passages relatifs aux "mendiants étrangers", aux "guenillous" et va-nu-pieds, aux "millediables" faméliques dont les bourgeois des villes ont autant de peine à se débarrasser que les villageois. L'importance de leur nombre se mesure aux réactions municipales, à leur dureté coupée de tolérance, à la commisération éperdue des âmes charitables. 

Plus d'un pauvre était disposé à partir pour les pays d'outre-mer, car il s'agissait d'abord de vivre, de retrouver le pain perdu. Est-ce parmi eux que les armateurs et les agents des compagnies vont aller chercher leurs recrues ? Les communautés religieuses, les Jésuites, les Ursulines, les Hospitalières, les Sulpiciens, Le Royer de La Dauversière mirent plus de soin à choisir ou à faire choisir leurs gens. Mais leurs recrues furent, somme toute, en nombre assez faible. Les meilleures équipes furent des équipes mêlées de bons et de moins bons. Toutes les compagnies de colonisation se trouvèrent en face des mêmes difficultés et de 1664 à 1674, c'est la même compagnie, celle des Indes Occidentales qui s'évertue à lever des hommes pour le Canada et pour les îles. Dès 1626, Richelieu n'avait-il pas donné des ordres pour que "les vagabonds et mendiants" valides, mais passant "leur vie à la gueuserie et à l'oisiveté" fussent mis au service des compagnies; "sinon dans un délai de deux mois, les compagnies pourront s'emparer d'eux et les garder pendant six ans sans leur devoir autre chose que la nourriture et le vêtement".»


1. G. Debien. Engagés pour le Canada au XVIIe siècle vus de La Rochelle. Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. 6, n° 2, 1952, p. 177-233. Je n’y ai pas trouvé le nom de Mathurin Chabot (entre 1656 et 1662).

2. Érudit: www. erudit.org

Recherche : Marcel Chabot, janvier 2016