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La solution difficile ou Savoir lire pour savoir écrire

No 50, octobre 1987

Depuis quelques mois l’attention du monde l’éducation est tournée (détournée devrait-on dire) vers la réforme de l’enseignement de l’écrit dont l’épreuve ministérielle administrée en juin l986 aux élèves de la cinquième classe du secondaire à fait ressortir les faiblesses. On s’affaire maintenant à trouver des remèdes au problème. Chacun selon ses opinions et ses convictions y va de sa solution : un se prononce en faveur du retour en force de la dictée ou de l’analyse grammaticale, un autre est d avis qu’on mette en place un mode d'évaluation plus serré, un autre encore suggère qu'on organise une campagne locale ou nationale de valorisation de la langue française parlée et écrite.


ll est à craindre que ces solutions, toutes acceptables et découlant d'intentions généreuses, n'éteignent, sous leur avalanche, la flamme qu'elles veulent attiser. Le danger de l’éparpillement est plus que jamais présent : les remèdes vraiment pratiques et efficaces, lesquels sont généralement les plus simples, risquent d'être laissés de côté pour une médication d'apparat qui n'est souvent rien d'autre qu'un placebo.


La solution difficile

Pour parodier Frank Smith, spécialiste de l'apprentissage de la lecture, on pourrait affirmer qu'il existe (au moins) douze solutions faciles pour rendre difficile l'apprentissage de l'écriture et une solution difficile pour faciliter cet apprentissage1. Les solutions faciles sont celles qu'on choisit, souvent inconsciemment, pour éviter de s'attaquer de front au problème posé. La stratégie d'évitement est bien commode, chacun d'entre nous l'a souvent expérimentée. Quant à la solution difficile, elle est souvent à la fois évidente et toute simple. Tellement évidente qu'elle nous crève les yeux et tellement simple que nous refusons de lui accorder notre attention. C'est en ce sens qu'il faut interpréter le qualificatif difficile accolé, dans la formule citée plus haut. au mot solution.


De I'évidence...

Beaucoup d'élèves n'arrivent pas, au terme de onze années d'études, à maitriser, de façon jugée suffisante, les règles du code écrit.2 Quelle peut-être la raison de cet état de choses? Elle tient, selon toute hypothèse, au fait que ces derniers n'ont pas intériorisé, intégré les structures de l'écrit. Mais pourquoi les uns arrivent-ils rapidement à maitriser l'habileté à

écrire et d'autres pas? Chacun connaît des élèves de quatrième ou de cinquième classe du primaire qui peuvent rédiger des textes relativement longs (200, 300 et même 400 mots) à peu près exempts d'erreurs. Qu'est-ce qui distingue ces enfants de leur pairs, moins habiles à rédiger? De façon générale, ils sont de bons lecteurs. par conséquent des lecteurs assidus.

Cette constatation, on peut la résumer dans l'hypothèse suivante :


La maitrise de l’habileté à lire est préalable å la maîtrise de l’habileté à écrire


Dans ses tout premiers essais d'écriture, I'enfant reproduit péniblement les structures propres à la langue parlée. ll pourrait difficilement faire autrement, puisque la langue parlée constitue son seul point de référence. Ce qu'il ignore encore. c'est que les structures de la langue parlée diffèrent beaucoup de celles de la langue écrite. Langue parlée et langue écrite appartiennent à deux systèmes irréductibles l'un à l'autre. Tant et aussi longtemps qu'un enfant s'escrime à reproduire les structures de la langue parlée, il ne progresse pas dans l'habileté à écrire. La dictée, l'épellation, les exercices d'analyse grammaticale ou logique ne sont pas d'un grand secours en ce sens. C'est une chose que de connaître l’orthographe d'un mot, c'en est une autre que d'utiliser ce mot dans une phrase qui à les caractéristiques de l'écrit. En effet, la connaissance des règles et des conventions qui régissent le code écrit ne suffit pas, comme on est porté à le croire, à assurer la maîtrise de l'écriture. L’écriture, c'est plus que cela. Maîtriser cette habileté, c'est être capable de transformer la structure parlée I f’za beau hier (Il faisait beau hier) en structure écrite Quel temps splendide il à fait hier ou Quelle journée splendide, magnifique, c’était hier.. En ce sens. la maîtrise de l'écriture excède largement la maîtrise des règles orthographiques et grammaticales. Le jour où l'on se rend compte que I'enfant à pris conscience que maîtriser l'habileté à écrire, c'est progressivement s'accommoder au système de la langue écrite, on peut être certain qu'il est dans la bonne voie.


…à la simplicité…

Cela dit, il faut trouver un moyen pratique, et si possible simple, pour amener I'enfant à intérioriser les structures de l'écrit. Ce moyen simple, c'est la lecture. En effet, la lecture fournit à I'enfant de nombreuses occasions de se familiariser avec les multiples structures de l'écrit et de les intégrer petit à petit. de façon spontanée, pourrait-on dire. Cela est tellement vrai que des élèves de neuf ou dix ans, généralement des lecteurs assidus, utilisent spontanément le passé simple dans les histoires qu'ils composent. alors qu'ils ne l’emploient jamais quand ils parlent et qu'ils n'ont pas encore appris à conjuguer les verbes à ce temps. Il s'agit peut-être la de l'exemple le plus patent qui illustre l'influence que peut avoir la lecture en ce qui à trait à l'habileté à écrire. Une observation attentive des tex-

tes rédigés par un bon lecteur permettrait sans aucun doute de trouver de nombreux autres exemples de ce type, sur le plan des structures tant orthographiques, que grammaticales et syntaxiques


Ce phénomène d'intériorisation spontanée n'a rien de surprenant. Pour apprendre à parler, l'enfant doit intérioriser les structures de la langue parlée3. ll y arrive, dans la très grande majorité des cas, tout naturellement, sans difficulté apparente et sans instruction spécifique, en deux ou trois ans. Petit à petit, il intègre, en les expérimentant aussi souvent qu'il le peut, les multiples énoncés dont le bombardent quotidiennement les personnes qui font partie de son entourage. L’enfant apprend à parler parce qu'il est en contact fréquent et répété avec les structures de la langue parlée. Cela ne signifie pas, bien sûr, que I'apprentissage de la langue se réalise uniquement et surtout par imprégnation. Tant qu'il apprend à parler, l'enfant est au contraire très actif. ll multiplie les essais, se corrige et se rajuste selon les réponses obtenues, jusqu'à ce qu'il atteigne un niveau qui se rapproche de celui des personnes qui, par le jeu incessant de la communication, lui donnent accès à un vaste éventail de structures orales.


La lecture fournit l'occasion d'un contact privilégié et répété avec les structures de la langue écrite. ll est donc permis de supposer que la lecture d'une histoire de mille mots favorise davantage le développement de l'habileté à écrire que la réalisation de dizaine d'exercices d'épellation ou de grammaire. Si c'est bien le cas, comme l'exemple relatif à l'emploi du passé simple tend à le démontrer, l'hypothèse posée plus haut s'en trouve confirmée : Ia maitrise de l'habileté à lire est préalable à la maitrise de l'habileté à écrire.


Cette conclusion a, bien sûr, des conséquences sur l'organisation de l'enseignement du français langue maternelle. L’entériner c'est aussi décider de mettre l'accent, dans les premiers mois du cours primaire, sur I'apprentissage de la lecture. Une telle décision implique vraisemblablement un réaménagement assez considérable du calendrier scolaire, du moins en ce qui concerne la première classe du primaire. Il est illusoire de vouloir tout faire en même temps. Les priorités doivent étre fixées en fonction de l'objectif visé. Si l'on juge que l'amélioration de la qualité du français est un objectif sérieux qu'il faut traiter sérieusement, on doit prendre les mesures qui s'imposent pour en assurer la réalisation. C'est en ce sens qu'une solution somme toute simple, comme celle qui découle de la théorie exposée dans le présent texte, devient difficile. Pour l'appliquer efficacement, il faut poser des gestes concrets. changer des attitudes. modifier des comportements et, surtout, résister au leurre des solutions faciles.


Le passage de la lecture l'écriture

Le fait d'accorder, au début du cours primaire, une attention considérable à I'apprentissage de la lecture n'implique pas qu'on abandonne toute activité d'écriture. L’enfant doit au plus tôt apprendre à calligraphier lisiblement. Toutes les activités suggérées par le pro-

gramme de français en fonction de cet objectif peuvent être réalisées telles quelles. La maîtrise de la calligraphie est aussi un préalable à la maîtrise de l'écriture proprement dite. Le dosage des activités de lecture et de calligraphie doit s'effectuer en tenant compte du fait que l'enfant ne peut accéder véritablement à la maîtrise de l'écriture que lorsqu'il a eu l'occasion d'intérioriser un éventail suffisant de structures propres á l'écrit4. C'est généralement vers le milieu de la deuxième classe du primaire que le lecteur assidu commence à faire montre de sa capacité à utiliser, dans ses compositions, des structures qui appartiennent à la langue écrite. Une observation attentive permet de cerner, à la semaine près, le moment où cette nouvelle capacité se manifeste, comme c'est le cas pour la lecture. Par la suite. il fait des progrès remarquables et continus. On est sûr, dès lors, que cet enfant, s'il est convenablement soutenu et encouragé, parviendra à la maîtrise de l'écriture dés la fin du cours primaire. ll pourra, au secondaire, raffermir par d'autres pratiques cette maîtrise qui, à de rares exceptions prés, n'est jamais parfaite. ll se trouve toujours quelques règles qui nous échappent et quelques mots dont il faut vérifier l'orthographe ou le genre.


Le goût de lire

Les enfants qui maîtrisent rapidement l'habileté à lire deviennent, de façon générale, des lecteurs assidus. lls ont le goût de lire de plus en plus dans la mesure où l'acte de lire n'est pas une corvée. Mais, il y a un grand risque que ceux pour qui la lecture est devenu un pensum s'adonnent peu à cette activité. Et cela est bien normal. Qui n'a de réticence à exer-

cer une activité qu'il trouve d'autant plus ennuyeuse qu'il ne possède pas l'habileté nécessaire pour l'accomplir correctement?


S'il y à lieu de fournir à l'enfant toutes les occasions possibles de lui faire comprendre l'importance de maitriser l'habileté à lire, il ne faut pas oublier que c'est seulement une fois cette habileté maîtrisée qu'il pourra développer le goût pour la lecture. La maîtrise de l'habileté à lire est, en ce sens, le premier but à viser5.


Une tâche difficile

Écrire est une tâche difficile. Les conventions à respecter se comptent par milliers et la logique de la communication est exigeante. Donner à sa pensée une forme écrite correcte sous la forme d'un message qui traduit cette pensée de façon claire pour un lecteur souvent anonyme, créature hybride, fantomatique. n'est pas une sinécure. Même les plus grands écrivains l'admettent. C'est pourquoi, si la maîtrise de la lecture constitue un préalable à la maîtrise de l'écrit, elle ne l'assure pas pour autant. L’élève doit être amené, par des pratiques nombreuses, à utiliser dans des contextes variés, les structures de la langue écrite qu'il à intériorisées progressivement par la lecture. Une activité quotidienne d'écriture paraît. à cet égard, tout à fait appropriée. La tâche de révision des messages produits peut sembler impossible si l'on veut tenir compte de tous les aspects de la communication : l'intention, le choix des informations, le statut du lecteur visé, etc. Il est sans doute nécessaire que ces notions soient graduellement introduites au cours des six années du cours primaire. Mais le souci d'éveiller l'enfant aux fonctions de la communication ne doit pas masquer l'objectif final : maîtriser l'écriture. On apprend à écrire pour communiquer, c'est certain, mais il ne faut pas oublier que pour bien communiquer. il faut d'abord maitriser l'instrument de la communication.


Par ailleurs, l'enseignant des premières classes du primaire devrait, chaque fois que l'occasion s'en présente, à l'issue de la lecture d'un texte ou lors d'un retour (objectivation) sur une composition, amener les enfants à identifier les structures qui appartiennent à la langue écrite. Telle ou telle phrase tirée d'un texte lu ou d'un message rédigé par un enfant peut servir de base à toute une série de transformations, que ce soit par substitution, par soustraction, par addition ou par permutation. Ainsi la phrase Vos cartes sont très belles, peut être transformée de diverses façons : Vos cartes sont belles (soustraction); Vos cartes sont superbes (substitution); Les cartes que vous faites sont magnifiques (addition);

Elles sont superbes. les cartes que vous faites! (permutation); Elles sont magnifiques les cartes que vous peignez avec vos pieds et avec votre bouche! (substitution et addition).


Ce jeu des transformations permet aux enfants de prendre conscience des choix qui s'offrent à eux lorsqu'ils sont en situation d'écriture. L’activité de l'écrivain ne consiste-t-elle pas justement à jongler avec les multiples possibilités lexicales et syntaxiques que présente la langue écrite? ll peut transformer jusqu'à dix fois une phrase de façon à ce qu'elle traduise le mieux possible l'idée qu'il veut exprimer. ll doit tenir compte qu'un changement peut en entraîner un autre et que, par conséquent, il ne peut transformer Ces cartes sont très belles.

en

Ces cartes sont très superbes.


L'écrivain doit exprimer au mieux ses idées, ses opinions tout en veillant à for-

mer des phrases acceptables sur les plans grammatical et syntaxique.


Le jeu des transformations constitue peut-être le meilleur moyen, avec la lecture assidue, de familiariser les enfants avec l'activité rédactionnelle. Si la lecture permet ài l'enfant d'intérioriser les structures de la langue parlée, le jeu de transformations l'amène progressivement à les assimiler.


Conclusion

On veut améliorer la qualité de la langue écrite à l'école parce que cela s'impose si l'on se fie à la performance moyenne des élèves de cinquième secondaire. Va-t-on s'attarder, pour atteindre cet objectif, aux solutions faciles qui consistent le plus souvent à contourner le problème, ou bien adopter la solution difficile, qui implique des changements tant dans l'organisation scolaire que dans les attitudes? Si l'habileté à écrire, c'est-à-dire à utiliser avec une certaine aisance les structures de la langue écrite, n'est pas rapidement maîtrisée au primaire, il y a fort à parier que les élèves de cinquième secondaire éprouveront dans cinq ou dix ans les mêmes difficultés qu'ils éprouvent aujourd’hui. C'est de façon subite que l'enfant comprend les mécanismes de la langue écrite. Sa progression est par la suite constante. À la fin du primaire, il est en possession d'un instrument qu'il peut perfectionner tout au long de sa vie. Certains demeureront de bons amateurs, tandis que d'autres, par choix, pourront devenir des experts de l'écriture, écrivains. poètes, essayistes, journalistes, etc.


Le meilleur moyen d'amener l'enfant à intérioriser les structures de la langue écrite, c'est la lecture. Il est donc nécessaire de tout mettre en oeuvre pour que, dès la deuxième classe du primaire, tous les élèves sachent lire. Ceux et celles qui maîtrisent rapidement l'habileté à lire, lisent généralement de façon spontanée et assidue. Peu d'efforts doivent être faits pour les motiver en ce sens. La lecture n'est-elle pas en elle-même une activité stimulante parce qu'elle nous offre un prétexte pour opposer notre savoir à celui d'écrivains et d'auteurs?

L'intériorisation des structures de la langue écrite est, bien que nécessaire, insuffisante pour assurer la maîtrise de l'habileté à écrire. L'esprit de la langue écrite et les conventions qui la régissent doivent être assimilées par des pratiques nombreuses, quotidiennes si possible. ll y a peut-être donc lieu, dans les premières classes du primaire, de s'attarder aux éléments d'apprentissage portant sur le code plutôt que sur la communication.

Les subtilités du fonctionnement du discours peuvent être facilement reportées à la fin du primaire et au secondaire. Du reste. tout écrit n'est-il pas, en filigrane une tentative de communication? Est-il nécessaire de faire objectiver ad nauseam toute tentative de communication?


Le jeu des transformations semble, parmi bien d'autres, de favoriser l'assimilation des structures de la langue parlée et du code écrit. Ce jeu reproduit artificiellement mais de façon vraisemblable, l'activité mentale de l'auteur en train de rédiger. L’auteur expérimenté a à sa disposition des centaines de structures qu'il peut marier, puis transformer à volonté jusqu'a ce qu'il ait obtenu l'effet recherché.


En définitive, la solution difficile est déroutante par sa simplicité. Aussi a-t-elle peu de chances d'être retenue. Qui, en effet, veut des solutions simples?


Références


1. SMITH, Frank. Psychollngulstlcs and Reading. New York, Holt, Rinehart and Winston, l973.


2. Ministère de l'Éducation, Direction générale de l'évaluation et des ressources didactiques. Les résultats de l'épreuve de français écrit de cinquième secondaire administrée au mois de mal 1986. Analyse des erreurs relatives à l'orthographe, à la grammaire. å la syntaxe, au lexique et à la sémantique. 1986, 41 pages.


3. Des expériences anciennes et d'autres plus récentes ont démontré qu'un enfant totalement privé de stimuli linguistiques ne peut apprendre à parler.


4. Pour faire accéder l'enfant au langage symbolique, il paraît indispensable de lui offrir toutes les occasions possibles de se familiariser avec les signes de l'écrit : les lettres, les mots, les groupes de mots, cela dès qu'il peut tenir un crayon. La lecture est un préalable à l'écriture dans le sens où elle lui permet, dans un second temps, d'assimiler progressivement les structures (l'esprit) de la langue écrite.


5 Cela dit. la nécessité de susciter l'intérêt des élèves pour l'écrit, particulièrement ceux qui éprouvent des difficultés, demeure entière. L'accès aux livres de la bibliothèque de l'école, surtout si elle est bien pourvue et gérée en fonction des besoins réels, constitue un moyen de premier ordre en ce sens Mais il faut établir une différence entre l'intérêt pour l'écrit et le goût de lire.