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Écrire, est-ce toujours communiquer?

No 47, mars 1987

ll est de ces énoncés qui, bien qu'ils expriment une belle et grande vérité, sont parfaitement trompeurs. « On écrit pour communiquer ››, est de ceux-là. En effet, de façon générale, lorsqu'on écrit, c'est dans un but de communication, c'est-à-dire donner à savoir à un ou à plusieurs lecteurs bien identifiés ou non... Mais lorsqu'il est question d'apprentissage, cette formule lapidaire est tout à fait inappropriée. Elle constitue un raccourci qui risque de lancer sur une fausse piste l'enseignant et l'apprenant, en les incitant en quelque sorte à minimiser le rôle des conventions dans la maîtrise de l'habileté à écrire.


La définition suivante - ou axiome - de l'apprentissage de l'écrit rend mieux compte de la réalité.


Apprendre à écrire, c'est essentiellement apprendre à utiliser correctement les conventions de la langue pour se communiquer et (peut-être) communiquer.


Cette définition appelle quelques explications. Reprenons-en un á un les termes...


« Apprendre å écrire... »

« L'ambition tue » répétait mon père. C'est particulièrement vrai en éducation. ll ne suffit pas qu'un objectif soit noble, il faut qu'il soit réalisable dans les conditions réelles de la pratique. L'objectif de la classe de français, qui est « de développer chez l'écolier ses habiletés comme émetteur et comme récepteur, autant en langue orale qu'en langue écrite » est tout à fait irréprochable, en théorie. Mais n'y a-t-il pas dans cet énoncé beaucoup de prétention? C'est oublier que le chemin qui mène à la communication passe par la maitrise des conventions linguistiques, orthographiques, grammaticales, syntaxiques, rhétoriques... « Apprendre à écrire » c'est se donner l'outil nécessaire à la communication (écrite). La nuance est importante du point de vue de la pratique. ll faut éviter de faire croire aux enseignants et aux enfants qu'on peut communiquer vraiment sans une maîtrise suffisante des conventions de la langue. On ne doit pas leur donner l'impression que l'important c'est d'exprimer sa pensée, peu importe la forme. ll ne s'agit pas, bien sûr, de négliger tout à fait l'objectif de communication (dans le sens de transmettre un message). Les premiers balbutiements de l'écolier en écriture doivent être encouragés en ce sens. Reste que l'objectif de la classe de français devrait être plus clair et plus concret : apprendre à écrire – à maîtriser les conventions linguistiques – pour donner forme à sa pensée et ultimement être entendu.


« ... c'est essentiellement apprendre à utiliser correctement les conventions de la langue... »


On distingue dans le programme de français au primaire, en les isolant, les éléments de contenu relatifs au développement des habiletés de ceux rattachés á l'acquisition des connaissances. Cette distinction, commode, engendre confusion sur le plan de la pratique. Il n'était certes pas de l'intention des auteurs de ce programme de créer une dichotomie entre les termes habileté et connaissance. Mais de la façon dont il est structuré, on peut en faire l'interprétation suivante : en premier lieu, on doit développer l'habileté à communiquer par écrit et, en second lieu, acquérir les connaissances utiles pour ce faire. Les auteurs voulaient aussi signifier que l'apprentissage doit nécessairement passer par la pratique, ce qui est incontestable. Mais toute pratique suppose la présence d'un matériau sur laquelle elle s'appuie.


Apprendre à écrire c'est, par la pratique répétée, apprendre à utiliser correctement le matériau que constitue la langue écrite. C'est essentiellement cela. Le chemin (étroit) qui conduit de la compétence à la performance passe, à l'écrit, par la maîtrise des conventions. L'enfant de six ou sept ans à des choses à dire – à l'oral, cela est évident – mais sa performance à l'écrit est fortement limitée parce que sa compétence même, sur le plan de l'utilisation des conventions, est fort restreinte, quasi nulle. C'est le véritable drame que vit tout enfant de six à dix ou onze ans : être incapable de trouver les formules et les formes correctes pour donner à ses pensées une forme visible, interprétable.


En situation scolaire, l’apprentissage du code est de première importance, à défaut de maîtriser le code de façon suffisante, on ne peut signifier. De ce point de vue, il n'apparaît pas très urgent, ni très utile, d'initier les enfants des premières classes du ler cycle du primaire au fonctionnement des différents types de discours. Est-il bien pertinent de demander à un enfant de sept ans d' « organiser l’information ›› d'un texte qui comporte tout au plus cinq ou six courtes phrases? Est-il bien raisonnable de lui demander de « tenir compte ›› du destinataire du message qu'il rédige ? N'est-ce pas là lui imposer des contraintes supplémentaires, contraintes que même les scripteurs avertis ne réussissent pas toujours – il s'en faut! – à respecter.  Au fond, c'est remplacer une grammaire (linguistique) par une autre (discursive). Est-il bien approprié de faire des discours sur ce discours à l'enfant qui est encore incapable d'utiliser correctement les éléments minimaux du code linguistique?


ll existe une différence fondamentale entre l'apprentissage de l'écriture et l'apprentissage de la parole. L'apprentissage de l'écriture est imposé, comme nécessité culturelle, tandis que l'apprentissage de la parole est naturel; c'est une caractéristique proprement humaine. Dés sa naissance ou presque, l'enfant commence à assimiler les règles du code oral pour communiquer. Il arrive à maîtriser ces règles, dans la presque totalité des cas, en trois ou quatre ans, cela sans instructions particulières. Vers cinq ans, alors qu'il à maîtrisé ces règles, il peut communiquer dans tous les modes : expressif, informatif, incitatif et parfois poétique.


Dans l'enseignement de la langue, la maîtrise du code – I'écheveau des conventions – devrait constituer la première priorité. ll faut permettre à l'enfant de s'approprier le plus rapidement possible l'outil qui le rend apte à concrétiser sa pensée. Ainsi, toutes les erreurs commises par l'enfant devraient être relevées (pas à des fins de notation!), même si elles ne font pas partie du corpus de connaissances prévu au programme d'une classe donnée. On ne devrait pas non plus passer sous silence un mot mal orthographié sous prétexte qu'il n'apparait pas dans la liste de l'échelle de vocabulaire suggérée. L'enfant doit être placé face à l'évidence que les embûches sont nombreuses et qu'il doit les affronter globalement et non pas nécessairement une à une comme c'est souvent le cas.


« pour…  se communiquer... »

On parle beaucoup de communication. On apprête ce mot à toutes les sauces, en renforçant subtilement et sournoisement la croyance que le discours écrit (ou oral) est transparent, c'est-a-dire que les « idées » qu'il véhicule peuvent être comprises littéralement par le lecteur éventuel. ll n'en n'est rien. La preuve en est fournie chaque jour à quiconque pratique l'écriture : ce qu'on croyait avoir formulé si clairement n'est pas compris ou est mal interprété. La faute en est presque toujours imputée au lecteur, puisqu'il se trouve dans la situation de celui qui ne sait pas. L'écrit n'est pas tout simplement un bon canal de communication, particulièrement parce qu'il ne donne pas lieu à un « feed-back ›› immédiat ou même différé (comme à l'oral). Tout texte porte virtuellement en lui autant d’interprétations possibles qu'il à de lecteurs potentiels. Un texte – tout texte! – n'est, au fond, que prétexte à la réflexion de l'autre, le Lecteur. C'est se méprendre que de penser autrement.


Lorsqu'il écrit, l'auteur élabore pour lui-même sa pensée (ses idées, ses opinions, ses sentiments, ses phantasmes, ses visions, etc.). ll se parle, il s'explicite. Il soumet ses idées à l'épreuve du langage. Lecteur privilégié (il a la possibilité de « rétroagir ›› : reformuler, corriger, etc.) de son texte, on peut dire qu'il se communique. En définitive. il vérifie, dans et par le processus d'écriture, dans quelle mesure les conventions qu'il utilise rendent bien compte de ce qu'il désire (s)'exprimer. C'est seulement s'il est un bon lecteur – qui connaît bien le sujet traité et le rapport de ce sujet au monde en général – qu'il pourra évaluer avec une certaine justesse la communicabilté de sa production. Autrement dit, s'il à réussi, par le langage, à donner à sa pensée une forme sur laquelle le Lecteur aura prise pour alimenter sa réflexion.


À l'école, l'enfant se trouve, toutes choses égales par ailleurs, dans une situation semblable. Aussi, est-il bien opportun de lui faire croire qu'il écrit pour communiquer? Avant 8 ou 9 ans, il éprouve en général de grandes difficultés à utiliser les conventions linguistiques et. au surplus, ne peut se placer, par manque d'expérience, en position de lecteur critique de son propre texte. La pédagogie de l'écrit devrait tenir compte de ces constatations en amenant l'enfant à prendre conscience

- que l'écriture (utilisation des conventions de la langue) lui permet de donner forme à ses « idées »;

- qu'il est le premier lecteur de sa production, qu'il peut agir dessus de différentes façons;

- qu'en tant que lecteur privilégié, il se substitue en quelque sorte à tous les lecteurs potentiels, d'où l'importance de son rôle.


En bref, si l'on apprend à l'enfant à bien se communiquer (à donner á ses idées une forme qu'il peut lui-même comprendre), il pourra communiquer, dans les limites que suppose toute pragmatique de la communication.


«…pour communiquer... »

Communiquer! Ce mot à de multiples acceptions : acheminer un message, susciter une réaction quelconque, obtenir une réponse précise, etc. La première a plutôt trait au canal, la deuxième à l'émetteur, la troisième au destinataire, chacune de ces acceptions étant incomplète pour rendre compte du phénomène complexe que constitue la communication. La pragmatique (science qui étudie la communication dans son actualisation, sa dynamique) montre que la communication n'est pas facilement réductible aux définitions et aux catégories dans lesquelles on veut l'enfermer. Acheminer (transmettre) un message, c'est une chose, espérer être entendu, une autre, et être véritablement reçu et compris, une toute autre encore. Aussi, ne faut-il pas abuser de ce terme. Si on l'utilise, ce doit être avec circonspection, en étant bien sûr du sens qu'on lui donne dans ce cas bien précis. ll ne faut surtout pas se leurrer : une consigne telle que « Tenir compte du destinataire (récepteur) ›› n'est pas très opérante. L'émetteur ne peut donner que ce qu'il a (air connu) et le destinataire de même. Le « Bonjour! ›› que je lance par gentillesse peut être reçu comme une offense par son destinataire, si ce dernier croit que je veux le narguer (niaiser). Dans toutes les situations réelles, non imposées – à l'école, la plupart des situations sont conçues sur mesure (simulées) : écrire un petit message à papa ou à maman; une petite lettre à celui-ci, une petite histoire pour celui-là... – la communication se réalise sur un mode incertain, ambigu, toujours en suspens. C'est ce qui fait à la fois la difficulté et le charme de la communication : elle n'est jamais achevée. On peut toujours ajouter, corriger, expliquer à nouveau, modifier, s'ajuster; une question demande une réponse qui exige une explication qui implique des nuances. Un message écrit suscite des questions qui appellent une réponse (écrite ou verbale, lorsque cela est possible) qui pose d'autres questions et ainsi de suite.


ll y à donc lieu, dès le départ, d'amener les enfants à comprendre que nul message – même celui qui semble concret, clair et concis – n'est tout à fait transparent. ll faut, dans toutes les situations qui s'y prêtent, leur faire prendre conscience que le Lecteur est le seul responsable de l'interprétation qu'il fait d'un texte. Que cela est inquiétant, mais qu'il en est ainsi. ll faut les inviter au doute –  toujours salutaire! Leur enseigner autre chose, serait leur rendre un bien mauvais service.


L'enfant peut (avec une intention précise) acheminer un message (communiquer sur un mode mineur), mais il doit savoir qu'une fois reçu par le Lecteur, ce message lui échappe, ce qu'il voulait donner à savoir sera interprété de mille et une façons. Les présuppositions nécessaires à la compréhension de tout message font partie d'un réseau quasi infini.


Concevoir un message en utilisant les conventions de l'écrit avec l'intention de communiquer, c'est l'objectif qu'on vise. Communiquer, c'est ce qu'on tente de faire sans jamais y parvenir totalement.


Conclusion

Le présent texte ne constitue pas une remise en cause du programme de français au primaire, quant à ses fondements et quant aux principes qu'il met de l'avant. Mais comme un programme doit évoluer au gré des pratiques et des interrogations qu'il suscite, il apparait tout à fait raisonnable d'en situer certains éléments dans une perspective différente : apprendre à écrire, c'est apprendre à utiliser des conventions pour communiquer. L'apprentissage des conventions précède donc la capacité réelle de « communiquer ››, même dans un mode mineur. Aussi, l'objectif de communication devrait-il être subordonné à la maîtrise des conventions. Autrement dit, il y aurait lieu d'utiliser avec économie la terminologie communicative, au premier cycle du primaire notamment.


La thèse qui y est exprimée ne doit pas, non plus, être comprise comme un appel au retour à la dictée et aux exercices de grammaire.


L'apprentissage en situation donne des résultats incontestables tout en offrant l'avantage de favoriser le développement de l'enfant sur tous les plans. Lorsqu'il mémorise des règles, des mots et des termes, l'enfant demeure sur le terrain de la linguistique. Lorsqu'il est placé en situation de se débattre avec les conventions de la langue pour (se) signifier, il se trouve dans le monde fluide, mais combien captivant, des idées, des concepts. des expériences vécues, du savoir acquis. C'est par et dans ce combat intime avec les mots et les règles que l'enfant peut donner forme à sa pensée – l'acte d'écrire force la pensée à s'exprimer sous de multiples habits, mais, il ne faut pas confondre, savoir écrire n'est pas savoir penser – pour avoir prise sur elle (se communiquer) et l'acheminer comme point de référence à la réflexion ou à l’interrogation de l'autre, le grand et multiforme Lecteur (communiquer).


Résultat d'un pareil combat, la présente thèse se veut juste une suite mineure à la magistrale communication que constitue le programme. Elle arrive après bien d'autres suites et elle n'est certainement pas la dernière.