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  1. L’école : milieu-de-vie ou lieu-de-savoir?

    No 49, juin 1987

L'école québécoise a emprunté à divers courants psychologiques et philosophiques des principes nobles et généreux qui, depuis quelques années, lui servent de guide. Ces principes ont été enfermés dans des formules proches du slogan : l'école, milieu-de-vie ; l’école lieu d'épanouissement intégral de l'enfant; l'école, lieu de développement de l'autonomie; l'école, lieu de respect du vécu de l'enfant; l'école, lieu d'une pédagogie humaniste. La plupart des documents officiels reprennent d'une façon ou de l'autre ces grands principes.

En théorie, ces principes sont irréprochables, mais sont-ils applicables dans la pratique? L'école, celle qui respire au rythme du quotidien, peut-elle aisément les faire siens, dans la mesure où ils se trouvent souvent en contradiction avec certains éléments de politique et avec d'autres principes et règles qui régissent le système scolaire tel que la société québécoise dans son ensemble l'a façonné depuis deux décennies?

Les enseignantes et les enseignants vivent chaque jour à plein cette contradiction. Comment peuvent-ils respecter pleinement le vécu de l'enfant, ses goûts, ses intérêts, son rythme et son style d'apprentissage, lorsqu'ils trouvent à peine le temps de l'amener à réaliser les centaines d'objectifs que compte l'ensemble des programmes d'études obligatoires pour une classe donnée? Comment peuvent-ils veiller au développement intégral (intégré) de l'enfant lorsque les contenus d'apprentissage leur sont présentés de façon parcellisée? Comment peuvent-ils favoriser son autonomie dans un univers fortement réglementé de l'intérieur et de l'extérieur?

Tels sont les dilemmes que les enseignantes et les enseignants doivent affronter (et assumer) quotidiennement. Cette contradiction entre ce qui devrait être et ce qui est possible engendre un malaise perceptible partout.

Que veut-on vraiment? Une école dont l'enfant est le coeur et l'inspiration et qui est conçue tout exprès pour répondre à ses besoins de tous ordres? Ou une école organisée pour dispenser un savoir et un savoir-faire programmés en fonction d'objectifs lointains? Ces deux écoles ne peuvent cohabiter : elles sont l'antithèse l'une de l'autre. Les résultats qu'on peut atteindre de l'une et de l'autre sont fort différents. Il est impossible de les comparer comme certains ont tenté de le faire abusivement.

Il est un temps pour réfléchir et expérimenter. Il en est un autre pour choisir. Le temps du choix se révèle toujours difficile parce qu'il suppose des compromis, des abandons, des changements d'attitudes... Mais il s'impose.

A mon avis, il vaut mieux cheminer dans le sentier modeste du réalisme que de galoper en tous sens dans la voie royale de la confusion et de la contradiction.

D'hier...

Une tentative a été amorcée à la fin des années soixante sous l'impulsion de penseurs et de pédagogues réputés, d'implanter au Québec une pédagogie de type ouvert dont le centre était l'enfant. Cette tentative s'est concrétisée par la publication de nouveaux programmes dits cadres, c'est-à-dire ouverts et perméables aux besoins ponctuels exprimés par les élèves. Ces programmes ne faisaient pas état des contenus précis formulés par objectifs, mais indiquaient plutôt des directions, des avenues, des pistes. Beaucoup d'enseignantes et d'enseignants ont adhéré à ce nouveau credo plein de promesses qui coïncidait presque avec la récente réforme du système d'enseignement. Ils l'ont fait en toute confiance, avec beaucoup d'ardeur et de zèle. Mais ils se sont vite rendu compte qu'il n'était pas simple de pratiquer une pédagogie ouverte entre les quatre murs d'une classe; de noter les élèves en tenant compte des besoins et des intérêts de chacun pris individuellement; de donner la parole aux enfants alors que la règle dans les écoles était encore au silence; de démocratiser les prises de décision alors que le modèle dominant/dominé demeurait toujours dominant.

Une autre surprise de taille les attendait toutefois au détour dix ans plus tard : la belle ferveur du début des années soixante-dix s'étant un peu refroidie, on demandait maintenant des comptes. Les petits, et même les plus grands, ne savaient plus ni lire, ni écrire, ni compter, à un point tel que c'en était navrant! Il ne suffisait plus, tout à coup, de répondre aux besoins des enfants, il fallait plutôt leur enseigner des choses précises à un moment précis! Les enseignantes et les enseignants ont été montrés du doigt, mis au pilori, pour avoir fait exactement ce qu'on leur avait demandé de faire. En guise d'argument, on a comparé les oranges avec les prunes et le tour était joué. On ne peut demander à un journaliste en mal de copie d'avoir le sens de l'histoire et le souci de la méthodologie!

... à aujourd'hui

Il fallait réécrire ces programmes trop peu explicites et détaillés. On l'a fait. Mais les pédagogues auxquels on a confié cette tâche n'étaient pas prêts à abandonner sur-le-champ une certaine vision de l'activité éducative, héritée de l'époque précédente. On ne peut certes leur reprocher d'avoir voulu se faire les hérauts d'une pédagogie plus vivante, forgée ici, de longue et patiente lutte. Un cadre leur était toutefois imposé. Ils avaient à le respecter. Il en résulta, de façon générale, un produit de curieuse composition : une partie était consacrée à l'enfant, à ses intérêts, à ses besoins, à ses aspirations et l'autre, plus ample, aux objectifs à réaliser et aux notions à acquérir de façon obligatoire. On tentait de réconcilier l'irréconciliable. Ce produit au goût doux-amer, les enseignantes et les enseignants l'ont une fois de plus adopté. Consciemment, méthodiquement, ils ont décidé de le mettre à l'essai. Mais leur confiance est émoussée, ils ne veulent pas retomber dans le piège de la double contrainte (« double bind ») insupportable: l'enfant ou le programme.

Les choses en sont là, et c'est l'heure du choix. Pour choisir en connaissance de cause, il faut bien situer les options en évaluant le champ des possibles.

L'école, milieu-de-vie

L'expression milieu-de-vie a deux acceptions courantes. La première a trait à un espace physique particulier où vivent des personnes liées par des occupations similaires; la seconde concerne un lieu conçu et aménagé pour favoriser l'apprentissage de la vie dans toutes ses dimensions, cognitive et affective. Le présent texte se réfère, bien sûr, à cette dernière acception.

Une telle école, milieu-de-vie, n'existe nulle part. Elle est un concept, une idée, que chacun peut interpréter à sa façon, comme une mosaïque, selon ses convictions, ses croyances, ses idéaux. Cette école est un lieu imaginaire, une sorte d'image d'Épinal, qui se veut le reflet de nos bons sentiments à l'égard de l'enfant qu'une certaine psychologie rose et bleue a fait le centre-du-monde.

Le problème survient lorsque, faisant fi de toute logique, on veut marier cette école imaginaire à l'école de tous les jours, celle qui doit traduire de façon réaliste les nombreux impératifs d'un système organisé d'éducation. Un tel couple est rarement assorti. L'école, milieu-de-vie, qu'on croit ainsi créer, n'est souvent en fait qu'une école fourre-tout dont les actions éparpillées se trouvent en contradiction les unes avec les autres. L'école fourre-tout assigne aux enseignantes et aux enseignants des rôles qu'ils ne peuvent jouer, faute de temps, de préparation et de moyens appropriés. L'école fourre-tout fait aux enfants des promesses qu'elle ne peut tenir, telles favoriser leur épanouissement intégral et le développement harmonieux de leur personne. Ni les uns, ni les autres n'y trouvent leur compte. Les enseignantes et les enseignants éprouvent une certaine culpabilité à ne pouvoir relever le défi impossible qu'on leur confie avec de belles paroles. Les enfants sont déçus de ne pas recevoir toute l'attention et la considération auxquelles on leur a dit avoir droit. Les parents sont aussi insatisfaits et le jugement qu'ils passent sur une telle école est souvent sévère.

L'école, milieu-de-vie, appartient au monde de l'imaginaire. C'est l'abbaye de Thélème rêvé jadis par le grand Rabelais : lieu de toutes les libertés et de tous les plaisirs.

L'école, lieu-de (gai)-savoir

L'école, lieu-de-savoir, c'est l'école telle qu'on la connaît, celle des villes, celle des campagnes, celle qui dispense, au jour le jour, un savoir. Ce sont les connaissances et les habiletés de base nécessaires pour préparer l'enfant à occuper plus tard une place dans l'univers contingenté des métiers et des professions.

Si l'école milieu-de-vie et l'école lieu-de-savoir se situent sur deux axes non convergents, l'école lieu-de-savoir peut être multiforme. Il existe plusieurs modèles d'écoles lieux-de-savoir qui appartiennent à un même continuum : elles ont la même visée globale tout en utilisant des moyens différents pour la concrétiser.

Le savoir gris (ou drabe)

A l'école du savoir gris, on se contente de dispenser de petits savoirs programmés d'avance, sans grand souci de susciter chez l'élève cet appétit du grand savoir, ce savoir qui résulte d'un travail incessant d'analyse et de synthèse. Le savoir gris, c'est le savoir du singe savant, qui fait preuve parfois d'une mémoire étonnante, mais qui est incapable de situer les bribes de connaissances mémorisées dans un réseau complexe d'associations d'où peut émerger la capacité de création. Le savoir gris est souvent inutile parce qu'il ne peut pas être transféré d'une situation à une autre. C'est un savoir dispersé dont la trace dans le cerveau n'a pas de racines profondes. Le savoir gris ne produit pas des travailleurs compétents ni surtout des citoyens éclairés, capables de comprendre (un peu) le monde complexe dans lequel ils évoluent.

Le gai savoir

L'école du gai savoir, c'est l'école du savoir intégré, du savoir pluriel qui donne un sens au sens de la vie, au sens des êtres et des choses. Le gai savoir est ce sous-produit d'activités pleines, divergentes, qui permettent à l'élève de situer ses connaissances et ses expériences, semaine après semaine, mois après mois, année après année, dans un COMPLEXE DE COMPLEXES toujours plus grand, toujours plus riche. Il est aussi un sous-produit du plaisir d'apprendre, d'apprendre pour apprendre, en interrogeant le réel physique, biologique et social.

L'exemple suivant peut éclairer cette définition.

Je connais une enseignante qui, en début d'année, avait invité ses élèves à utiliser une boussole. Elle avait alors abordé, en situation, la notion de points cardinaux, laquelle fait partie du programme de sciences de la nature. Au terme de cette initiation, les élèves semblaient avoir saisi cette notion et l'enseignante passa à autre chose.

Trois mois plus tard, elle décidait d'aborder, en classe de français, le thème de l'astronomie. Mais plutôt que de s'en tenir au système solaire, comme il est coutume de le faire – au nom d'une conception qui veut qu'on aille du connu vers l'inconnu, du concret vers l'abstrait –, elle lança sans détour ses élèves de huit et neuf ans à la conquête de l'univers. Ouvrages de référence à l'appui (H. Reeves, C. Sagan), elle leur parla de Big Bang, de trous noirs, de géantes rouges, de supernovae, de galaxies. Elle leur fit calculer la vitesse de la lumière en kilomètres/heure et les amena à évaluer en kilomètres la distance de l'étoile la plus proche, Alpha du Centaure C, puis le diamètre, d'une extrémité à l'autre, de notre galaxie, la Voie lactée (100 000 années-lumière).

Elle en arriva, petit à petit, aux étoiles, ces millions de soleils (il n'y en a pas qu'un seul?) qui peuplent notre galaxie et les millions d'autres galaxies de l'univers. Elle leur expliqua la composition de notre étoile à nous, le soleil, comment il peut générer autant de chaleur et de lumière. Enfin, ce sont les planètes qui entrèrent en jeu, avec leurs rondes elliptiques autour de ce soleil, source de vie, et, parmi elles, la terre, lieu peut-être unique d'intelligence. Au cours de ce périple, les enfants (qui ont voyagé, «trippé», littéralement!), s'interrogeaient, interrogeaient, cherchaient à en savoir davantage, surmontant sans trop maugréer les nombreuses difficultés posées : lecture de textes difficiles (adultes), calcul de nombres frôlant l'infini... Leur appétit était sans limite, comme l'univers.

Au terme de cette mise en situation, les élèves se préoccupaient soudain de la présence (ou de l'absence) du soleil. Ils l'observaient à tout moment du jour pour en vérifier la position dans le ciel. L'enseignante saisit cette occasion pour évaluer où ils en étaient quant à la notion de « points cardinaux ». Elle constata, à sa grande surprise, qu'elle n'était nullement acquise.

Dix minutes plus tard, après quelques explications tirées du récent voyage dans l'espace, elle l'était toutefois, pour de bon. Ça se sentait. Les enfants fourmillaient d'exemples pour faire montre de leur nouveau savoir.

C'est un voyage bien long, dira-t-on, pour accéder à une si petite notion! Mais les enfants ont appris bien plus que cela. Ils ont désormais une vision autre du monde, vision élargie, écologique, qui leur permettra d'intégrer plus facilement les savoirs à venir. En deux semaines, ils ont décuplé la dimension de leur besace du savoir. Ils ne seront jamais plus pareils dorénavant! Ils ont appris!

L'école du gai savoir est celle qui prend appui partout, qui s'inspire de tout; celle qui procède souvent du haut vers le bas, du complexe au simple, contre l'habitude; celle qui outrepasse les objectifs, les transcende (au risque d'en laisser pour compte!); celle qui ne craint pas les défis audacieux.

L'école du gai savoir est gaiement subversive : elle s'interroge, elle interroge même les règles, les règlements, et les messages officiels qui constituent un frein à l'apprentissage. L'école du gai savoir est l'école du plaisir d'apprendre.

Conclusion

Les enfants vont à l'école pour apprendre. Demandez à tout enfant de cinq ans pourquoi il doit fréquenter l'école. Il vous répondra sans hésiter: pour apprendre à lire, à écrire et à compter. Il ignore probablement ce que recouvrent ces mots, mais il connaît le rôle de l'école. Dans la plupart des cas, ses parents l'ont préparé à cette étape importante de la vie.

Voilà l'attente claire de l'enfant.

Il peut ne pas être très heureux de fréquenter l'école, mais il s'attend fermement à ce qu'on lui apprenne des choses, beaucoup de choses! Tant mieux si l'école l'accueille bien et se montre attentive à ses intérêts et à ses besoins. C'est la vraie vie qui commence, la vie en société dont on dit qu'elle n'est pas un jardin de roses!

Il ne faut pas tromper les attentes de l'enfant en lui donnant de l'école une image qui ne cadre pas avec sa mission première ni avec les règles qui la régissent.

Quant aux enseignantes et aux enseignants, ils sont dans l'école pour dispenser un savoir et non pour répondre aux besoins nombreux et diversifiés des enfants. Ils sont là pour enseigner en fonction de contenus précis, pensés, dosés, structurés et formulés en objectifs par des adultes. Même s'il est fondé sur des principes psycho-pédagogiques reconnus (pour l'instant), le découpage de ces objectifs ne résiste pas toujours à l'analyse. Les enseignantes et les enseignants doivent tout mettre en oeuvre pour que des objectifs soient réalisés dans un temps et dans un espace précis. Quel choix leur reste-t-il?

Les enseignantes et les enseignants sont dans l'école pour enseigner. Confirmons-les dans cette mission dont ils s'acquittent très bien lorsqu'ils ne sont pas enfermés dans la double contrainte insoluble: Je dispense des contenus ou je réponds aux besoins de l'enfant.

Il est temps de l'affirmer clairement : l'école est lieu-de-savoir, lieu de connaissances à acquérir, lieu d'habiletés à développer, coûte que coûte, parce qu'il s'agit là d'un objectif de société.

L'école milieu-de-vie est une belle utopie. L'utopie, c'est le modèle idéal qui appartient à une autre dimension, à une façon de voir et d'être qui nous échappe encore collectivement.

L'école lieu-de-savoir est celle qui est possible, ici et maintenant. C'est l'école qui ne se donne pas un rôle qu'elle ne peut pas jouer. Elle est pragmatique.

Quant à l'école du gai savoir, c'est l'école transparente, qui nomme clairement ce qu'elle est et qui, sans faire de chichi, rend le savoir gai.