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Des trous dans la tête ou

L'école est-elle un lieu-de-culture?

    No 46, janvier 1987

Ainsi parlait Zarina

« Il y a de cela longtemps. Le dernier siècle du deuxième millénaire chrétien était à son déclin. Bien des choses, en vérité, avaient changé pendant ce siècle. On y avait été témoin – c'est mon aïeul qui me l'a raconté jadis, alors que par les journées pluvieuses d'automne, je me réfugiais sur ses genoux! – de deux grandes guerres terriblement meurtrières, de quelques révolutions, de répressions nombreuses, mais aussi d'un nombre incalculable d'inventions et d'innovations toutes plus extraordinaires les unes que les autres. L'humanité avait évolué davantage dans ce seul siècle, disait l'aïeul, que dans les dix ou vingt millénaires antérieurs. En même temps que la découverte de la fission nucléaire, la science s'était emballée et avait éclaté un peu partout dans tout l'hémisphère nord de la planète bleue comme les champignons de la bombe.»

« En ce temps-là, dans un grand village nommé Québec, tous les enfants de plus de six ans devaient fréquenter l'école, la « maison du savoir ». Ils y apprenaient à lire, à écrire, à résoudre des problèmes, à suivre une démarche scientifique ou expérimentale, à s'exprimer artistiquement en sons, en gestes, en mimiques, en mouvements et en couleurs. On insistait énormément alors sur le développement des habiletés : la plupart des objectifs qui composaient, pour la meilleure part, les programmes d'études, se rapportaient, au moins implicitement, au développement d'une quelconque habileté. En revanche, le terme connaissance n'était mentionné que parcimonieusement et avec la plus grande prudence. Même que, pendant un certain temps de ces années-là, ce mot était pour ainsi dire tabou. La hantise, chez certains pédagogues, d'un retour à une pédagogie « mécaniste » qui misait de façon indue sur l'imitation, la mémorisation et l'exécution d'exercices formels et abstraits, avait été à l'origine d'un mouvement de ressac dont la conséquence avait été la mise en veilleuse du savoir dans l'école. C'était du moins l'explication que donnait mon aïeul de ce phénomène, lui qui l'avait vécu de l'intérieur comme employé de ce grand village presque désert qu'était le Québec. »

« Le résultat de ce repli s'était assez tôt manifesté : les jeunes qui quittaient l'école au terme des onze années d'études obligatoires étaient bien préparés à résoudre des problèmes mais se révélaient incapables d'en poser eux-mêmes. Ils avaient du savoir-faire, mais manquaient du savoir fondamental pour le nourrir. Beaucoup parmi ceux qui avaient obtenu leur diplôme d'études secondaires, n'avaient pas acquis les connaissances nécessaires pour faire face aux réalités complexes du monde moderne. À dix-sept ans, ils avaient la tête pleine de trous. C'est ainsi qu'on en était venu à la conclusion, un peu plus tard, au tournant du deuxième millénaire, qu'on avait fait fausse route vingt ans plus tôt en élaborant des programmes qui visaient au fond à faire de toutes et de tous, et cela dès le primaire, à la fois des écrivains, des mathématiciens, des historiens, des géographes, des écologistes, des biologistes, des chimistes, des physiciens, des peintres, des musiciens... On avait compris que cette visée fort généreuse était hors de portée de l'école, telle qu'elle était structurée à l'époque. En ce temps-là où la natalité était à son plus bas niveau, les adultes faisaient de grands rêves pour leurs enfants, des rêves d'épanouissement intégral et équilibré. On donnait à l'école de nombreuses missions, ce qui avait pour effet d'étouffer celle-là même qui était sa raison d'être, instruire, tout simplement. On visait trop haut et dans toutes les directions à la fois : aussi, les résultats obtenus n'étaient-ils pas ceux qu'on souhaitait.»

« Beaucoup d'enseignants et d'enseignantes qu'on avait réduits au rôle d'applicateurs de méthodes et de faiseurs d'objectifs, avaient été soulagés d'apprendre qu'on admettait maintenant un changement de cap. Car les unes et les autres savaient d'expérience que le savoir-faire pour le savoir-faire n'a pas au fond plus de sens que le savoir pour le savoir. Ils souhaitaient seulement que les programmes d'études de ce début de l'an 2000 ne présentent pas ces deux termes comme une dichotomie. Ils désiraient que la connaissance entre à l'école par la grande porte. Leur ambition n'était pas pour autant de « remplir des cruches », mais de faire des « têtes » qui ne ressemblent pas à du fromage de gruyère. Ils n'avaient pas trop d'illusions : ils manquaient de temps pour faire de tous les jeunes des personnes cultivées. Mais en faisant ce qu'ils pouvaient et ce qu'ils devaient, ils étaient certains de pouvoir leur donner un minimum de culture, l'ébauche d'une grille pour voir le monde avec un regard plus critique. »

Ainsi parlait, vers l'an 2050, Zarina, petite-fille d'un habitant du village nommé Québec, habitant qui avait vécu, jeune homme, la révolution tranquille. Ainsi parlait Zarina qui vivait dans un autre monde et qui rapportait ces choses à son fils sans vraiment les comprendre elle-même.

1) La culture dans la nature

La culture? Qu'en dit un dictionnaire réputé?1 « C'est l'ensemble des connaissances acquises qui permettent de développer le sens critique, le goût, le jugement. » J'aime assez cette définition, à la fois parce qu'elle est ample, englobante, mais surtout parce qu'elle met en cause des facultés humaines et pas simplement un quelconque corpus idéal de savoir réservé à quelques initiés. La culture n'est pas l'érudition.

Tous les mots sont importants dans une définition : dans celle-ci, le mot « acquises » l'est, à mon avis, de façon particulière. Car si le petit de la Femme reçoit en héritage, dès sa conception, un potentiel cognitif et créateur immense, il ne connaît rien, son cerveau est comme une cire (aujourd'hui, il faudrait dire « disquette ») vierge. La nature, diraient certains sociologues, nous fait le cadeau de la capacité d'apprendre, c'est-à-dire d'utiliser des stratégies efficaces pour investiguer le réel : explorer, rassembler des renseignements, les traiter, faire des hypothèses, effectuer des synthèses, puis des généralisations...

Dès qu'il vient au monde, tout bébé fonctionne comme cela. Il a ses cinq sens - ou plus - pour explorer le monde environnant et c'est ainsi que petit à petit, par tâtonnements, approximations successives, essais et erreurs, il le redécouvre pour lui-même. En tout cas, c'est de cette façon que mon fils Hugues a appris, au cours des six mois qui ont précédé sa deuxième année, à distinguer et à nommer les principales couleurs usuelles : rouge, vert, orange, jaune, bleu, brun, etc. Il a suivi, ce faisant, toutes les étapes d'une démarche expérimentale ou – ce qui revient au même – de résolution de problèmes. Pendant des semaines, tous les soirs, à mon retour du travail, il vérifiait auprès de moi les hypothèses faites dans la journée au sujet d'un objet ou d'une image quelconque : il me demandait « C'est-tu brun ça? ». La chose n'était pas brune et il le savait bien, seulement il avait besoin de vérifier, ayant déjà acquis la conscience que dans le domaine des nuances, rien n'est tout à fait simple : par exemple, que l'orange est une variété de jaune et qu'il existe autant de différence, sur le plan de la perception, entre le bleu pâle et le bleu foncé qu'entre le vert et le brun.

L'humain est idéalement doué pour apprendre; il possède naturellement tous les mécanismes cognitifs à cet effet : il est capable – il le montre tous les jours entre sa naissance et l'âge de cinq ans – de traiter efficacement beaucoup d'information. En ce sens, n'est-ce pas une aberration – sur le plan épistémologique – que de vouloir enseigner à l'enfant à résoudre un problème, alors que tout ce qu'il sait faire, dès sa naissance, c'est justement cela. C'est même, dans une certaine mesure, le but de sa vie!

La culture – cet ensemble de connaissances – c'est tout ce qu'il lui faut pour nourrir son potentiel.

2) Un test de culture

Être cultivé? C'est être capable – cela me paraît un bon exemple! – de comprendre un bulletin de nouvelles télévisé. Voici quelques exemples de manchettes :

1. Le conflit israëlo-arabe s'envenime. Quels en sont les actants, les enjeux? Depuis combien de temps dure-t-il? Quelles en sont les principales étapes? Quelle en est l'origine? Si l'on ne peut répondre à ces questions, au moins de façon sommaire, on risque de n'avoir pas compris grand-chose à une nouvelle que l'annonceur résumait de la façon suivante : « On a appris de source bien informée que telle partie s'est livrée à un raid meurtrier dans un village de la partie adverse. »

2. À 84 ans, Salvador Dali est affligé d'une grave maladie. Salvador qui? Ce peintre espagnol, l'un des principaux représentants du surréalisme, est doué d'une imagination surabondante, remarquablement servie par une habileté technique hors pair, comme en font foi des tableaux comme la Cité des tiroirs et la Tête raphaélesque éclatée. À une certaine époque, il était hanté par la matière molle.

3. Les Belles-soeurs à Paris. Qu'est-ce à dire? Michel Tremblay, auteur; André Brassard, metteur en scène; drame populaire québécois qui est en voie de devenir un classique du théâtre mondial.

4. L'Estonie déclare son indépendance. Qu'est l'Estonie? L'une des quinze républiques formant l'URSS; située près des pays scandinaves dont elle s'inspire, la république estonienne est relativement prospère, notamment dans les secteurs des technologies de pointe.

Cela ne constitue qu'un faible échantillon des connaissances qu'il faut posséder pour comprendre de façon minimale un bulletin de nouvelles bien ordinaire. L'écoute attentive d'un tel bulletin – comprendre les faits, les interpréter, les juger – suppose un bagage culturel étonnant. C'est un bon test auquel il m'arrive d'échouer lamentablement.

3) L'opéra à l'école

Lieu-de-savoir, l'école doit offrir aux jeunes toutes les occasions possibles de se cultiver ou, autrement dit, d'acquérir un grand nombre de connaissances sur des sujets variés. Voici une parfaite illustration de ce que j'entends par là. Elle m'était rapportée hier, de façon fort opportune, je dois l'avouer.

Dans une école de village, on reçoit la visite d'une chanteuse et pas n'importe quelle chanteuse, une chanteuse d'opéra! Les enseignantes sont un peu inquiètes : comment vont réagir leurs élèves qui, pour la grande majorité, n'ont reçu aucune initiation à cet art pas très populaire, il faut le dire. Eh bien! la séance est un succès. La chanteuse se révèle une excellente animatrice qui sait comment capter l'attention des enfants et garder leur intérêt. Elle leur chante des airs connus et moins connus dont elle ne manque pas de préciser l'auteur et l'origine. Elle change de costumes et joue des rôles pour bien montrer qu'une chanteuse d'opéra doit être en même temps comédienne. Elle compare les sons de la voix humaine à ceux de certains instruments de musique. Elle explique aussi le rôle des cordes vocales et de la respiration dans l'art du chant et fait réaliser quelques petites expériences pour mieux se faire comprendre. Les enfants sont conquis : ils lui posent des questions et en redemandent. Certains veulent même savoir où elle va donner des représentations pour aller la voir et l'entendre.

Il est peu probable qu'une majorité de ces enfants devienne un jour des amateurs inconditionnels d'opéra. On peut toutefois penser qu'ils auront perdu quelques-uns de leurs préjugés pour un art jugé par beaucoup comme bourgeois et qu'ils seront beaucoup mieux disposés à écouter – , et à goûter – lorsque l'occasion s'en présentera, les grands airs du répertoire classique.

Cela me rappelle qu'il y a plus de trente ans, j'ai moi-même eu l'occasion, dans le pensionnat pour jeunes où je poursuivais mes études secondaires, d'être initié à la musique classique et au cinéma. Issu d'un milieu rural pauvre, j'étais un vrai petit béotien. C'est grâce aux cours d'une heure chaque semaine qu'on nous forçait à suivre que j'en suis arrivé à aimer la musique classique et à pouvoir évaluer plus judicieusement la qualité d'un film. Il me semble que j'aurais été un citoyen différent sans cela. En tout cas, j'aime bien le croire.

4) Des moyens ordinaires pour une « tête bien faicte »

La culture ne s'enseigne pas vraiment. La culture, c'est plutôt une disposition, une préoccupation, un état d'esprit. Nul besoin d'être un monstre d'érudition pour entraîner les élèves sur le chemin de la culture! Tout enseignant peut, avec les moyens ordinaires qui sont à sa disposition, introduire dans sa classe (ses cours) un climat culturel permanent, notamment : - en épinglant au mur, chaque semaine, la reproduction d'une oeuvre célèbre ou pas et en réservant un court temps pour en parler; - en faisant écouter, en guise d'amorce à une activité, un air de jazz ou un morceau de musique électronique; - en faisant circuler un album de photos et de dessins sur les univers intergalactiques ou sur la préhistoire; - en faisant voir un film sur la pollution du fleuve Saint-Laurent ou sur les bélugas en voie de disparition; - en parlant de l'usine ou du musée qu'il a visité, à l'occasion d'un récent voyage; - en commentant certains événements de l'actualité, etc.

Mais un problème subsiste : Comment trouver le temps de faire tout cela. On pourrait sûrement en gagner un peu en cessant d'enrober toujours et partout les notions à apprendre dans des démarches longues qu'on n'a pas à enseigner à l'enfant parce qu'elles lui sont naturelles; en secouant un peu de temps à autre le carcan des objectifs qu'il faut atteindre un à un à tout prix.

Entre une « tête bien faicte » et une tête bien remplie, je n'hésite pas à choisir la première. Car si notre planète survit aux sévices qu'on lui fait subir, ce sera grâce aux « têtes bien faictes », à celles et à ceux qui voient plus loin que leurs parchemins universitaires – qui ont tôt fait de devenir secs et cassants lorsqu'ils ne sont pas régulièrement « retrempés » au creuset de la réalité. À force d'être pure et exacte, la science est souvent morte!

Conclusion : Éloge de l'éclectisme!

Quel plaisir y a-t-il à vivre en ce monde, si on n'a pas la grille qu'il faut pour le comprendre sous ses différents aspects : physiques, biologiques, sociaux. Je suis un être humain et il me serait difficile de m'enfermer dans une coquille comme l'escargot, me contentant de cette vie tranquille, à coup sûr, mais terriblement réduite.

Je vis au présent, mais une partie de moi est ancrée dans le passé et une autre me projette dans l'avenir. Mes racines sont des poètes, des écrivains, des philosophes, des peintres, des musiciens, des inventeurs et des chercheurs de toute origine et de tout génie : Rimbaud, Kafka, Céline, Cioran, Freud, Bateson, Joyce, Vygotsky, Shakespeare, Hugo, Beethoven, Whitman... Ils m'habitent, anciens et modernes, pêle-mêle, certains plus familiers que d'autres. Et il y a tous les autres qui me donnent des indices pour mieux lire l'avenir : les Reeves, Sagan, Jacquard, Asimov, Castaneda, Laing... Ils m'aident, chacun à sa façon, à rassembler les morceaux innombrables de notre monde si complexe.

Est-ce donc cela, la culture? Un bagage éclectique de notions, de noms, de lieux, de dates, de faits, d'événements, qui engrammés dans des myriades de complexes neuronaux, se reformeront comme un grand oeil ouvert sur l'immensément petit comme l'immensément grand.

En ce qui me concerne, je préfère l'éclectisme à la formation pointue. À mon avis, une formation pointue ne mène nulle part, si elle ne s'appuie pas sur une culture pleine et variée. L'histoire des grands découvreurs, comme Da Vinci ou Bateson, nous en convainquent.

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Note : Si le livre constitue l'un des principaux moyens de culture, il n'est certes pas le seul important : les médias électroniques, les voyages, les spectacles, les échanges interpersonnels y contribuent largement. L'école favorise de façon particulière le développement ou la culture livresque, c'est là son rôle; il ne faudrait pas pour autant qu'elle ignore complètement les autres modes de culture dont elle devient le catalyseur.


1. Petit Robert, édition de 1973, p. 393.

Des trous dans la tête ou

L'école est-elle un lieu-de-culture?

    No 46, janvier 1987