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Le cerveau prodigue ou Comment ne pas sous-estimer les capacités d’apprentissage des enfants

    No 48, avril 1987

Selon l'expression d'Edgar Morin1 empruntée à la littérature scientifique américaine, le cerveau est un general problem solver, une formidable machine à résoudre les problèmes. Il serait doué de « pulsions cognitives », c'est-à-dire d'un appétit gargantuesque de savoir.

L'école, lieu institué et organisé pour introduire à la connaissance le petit de l'humain, tient-elle compte de ces données? Les cancres ne seraient-ils cancres que parce qu'on les empêche d'accéder au génie?

Il est possible d'exploiter à l'école, dans la pratique quotidienne de l'enseignement, la faculté computante/pensante presque illimitée du cerveau. Les lignes qui suivent appuient cette thèse.

L'univers du cerveau

Le cerveau est principalement composé de deux substances, l'une blanche, formée de paquets de fibres de voies nerveuses allant dans toutes les directions; l'autre grise, remplie de cellules nerveuses, les neurones. On évalue à 10 exposant 10 (cent-milliards) le nombre de neurones d'un cerveau adulte. Les neurones ont des prolongements, les axones, qui se terminent par des ramifications, les synapses. Ces derniers établissent le contact avec un autre neurone. Le nombre de connexions synaptiques est de l'ordre de 10 exposant 14 (un milliard de milliards)2. C'est dans cet univers complexe que se tisse littéralement, de la naissance à la mort, la mémoire, pierre d'assise et charpente de l'apprentissage.

Le processus de mémorisation

Le cerveau de l'être humain enregistre, dès que ce dernier voit le jour – et peut-être même dès qu'il est conçu! –, de multiples informations. Comment cet enregistrement se réalise-t-il? Le processus de mémorisation est encore mal connu, malgré les nombreuses recherches dans le domaine de la neurobiologie. L'hypothèse la plus probable est que l'emmagasinage d'une information par le cerveau est le résultat d'un changement biochimique au niveau des synapses. Ce serait du moins le cas en ce qui concerne la mémoire à long terme. Ainsi, une fois qu'elle a laissé sa trace (appelée trace mnésique) dans un réseau de synapses par la synthèse de protéines, une information ne peut plus être effacée. Si un souvenir se montre parfois récalcitrant au rappel, c'est qu'il est enfoncé profondément sous d'autres couches d'information diverses ou, comme le suggèrent des psychanalystes, est la victime d'un blocage inconscient. Le rappel d'une information est d'autant plus aisé qu'il est fréquent, qu'il s'agisse d'un numéro de téléphone, d'une date ou du nom d'une personne.

Quant à la mémoire à court terme qui s'efface en moins d'une demi-heure, elle procèderait par codage électrique plutôt que par changement biochimique, ce qui expliquerait qu'elle ne laisse pas de trace indélébile dans le cerveau. Selon toute hypothèse, la mémoire à court terme et la mémoire à long terme fonctionnent de manière indépendante et parallèle : la première retient l'information le temps que la seconde la fixe, si cela s'avère pertinent, sensé.

La localisation de la mémoire

Il semble acquis que le siège de la mémoire est le néocortex (aires d'association)3 mais existe-t-il un lieu précis, dans cette couche de tissu particulièrement riche en neurones et en synapses, qui constituerait le centre de la mémoire? Comme c'est le cas bien souvent dans ce domaine, les recherches aboutissent à des résultats contradictoires. Certaines d'entre elles concluent à une mémoire localisée (dans le lobe temporal), d'autres à une mémoire distribuée (dans différentes régions du cerveau). Quitte à reconnaitre qu'il existe, dans le cerveau, un lieu plus spécialisé dans le stockage de l'information, il parait logique d'accréditer la thèse de la mémoire distribuée parce qu'elle rend mieux compte de la grande complexité du processus de mémorisation et d'apprentissage.

La plasticité du cerveau

Plusieurs recherches ont mis au jour le fait qu'une région du cerveau peut remplir la fonction d'une autre région, au moins partiellement, suite à une lésion ou à une ablation. Cette faculté de relocalisation ou de régénération d'une fonction, c'est ce qu'on nomme plasticité (qui peut changer, se mouvoir). La plasticité très grande du cerveau s'explique par la redondance de son système : les mêmes informations peuvent être fixées à plus d'un endroit et emprunter plusieurs routes différentes pour aller d'un point à un autre. Comme nous l'avons mentionné plus haut, les contacts synaptiques entre une cellule et une autre sont nombreux (jusqu'à dix-mille synapses par neurone). Par ailleurs, il existe, dans chaque partie du cerveau, des dizaines de milliers de cellules dont la tâche est tout à fait identique, prêtes à tout moment à prendre le relais les unes des autres en cas de défaillance. La redondance (répétition de cellules identiques et répétition de leurs fonctions) du cerveau est le garant de sa puissance et de sa survie. En effet, environ 100 000 neurones du cerveau humain adulte meurent chaque jour et ne sont pas remplacés. Cela devrait normalement provoquer à la longue certains troubles identifiables, ce qui n'est pas le cas.

Peut-on mettre à profit ces notions de plasticité et de redondance dans l'enseignement?

Des stimulus... encore des stimulus

Le cerveau est redondant, donc prodigue. Il s'accommode mal de la parcimonie, du petit peu à la fois, des informations présentées au compte-gouttes. En bref, le cerveau est tout le contraire d'un système économique. D'où la première conclusion.

Multiplier et varier les stimulus en fonction des modes de perception
favorise l'apprentissage

Chaque enfant perçoit les êtres et les évènements qui l'entourent à sa façon, en fonction surtout de ses expériences passées. Tous ses sens sont constamment en action : il regarde, il écoute, il sent, il goute, il touche. Il suffit d'observer un jeune enfant éveillé, curieux – qu'on qualifie souvent d'agité – pour s'en convaincre rapidement. Le nombre de sensations qu'il peut s'offrir en deux heures est effarant! Touche ceci, regarde cela, sent autre chose, tout cela dans un mouvement effréné. Il expérimente, il apprend. Son comportement débridé est, pourrait-on dire, à l'image du fonctionnement de son cerveau, prodigue, redondant, ouvert, donc un peu débridé dans sa façon de fixer en mémoire les connaissances et les expériences. Les voies synaptiques sont nombreuses, la mémoire des faits peut donc être fixée plus d'une fois en fonction des modes de perception : par le gout, par l'odeur, par la couleur ou la forme, par les sons, par la manipulation. Et elle est d'autant mieux fixée et apte au rappel, au souvenir qu'elle est codée plus d'une fois à plus d'un endroit.

De ce point de vue, enseigner efficacement, c'est placer les enfants dans des situations riches en stimulus olfactifs, visuels, sonores, tactiles, gustatifs. Il n'est pas nécessaire que ces stimulus soient liés directement à l'objet de l'apprentissage ou à la notion à mémoriser. On peut se rappeler une règle de grammaire parce que, le jour où elle nous l'a expliquée, l'enseignante avait utilisé un parfum embaumant toute la classe! Le souvenir du parfum nous revient d'abord, puis la situation, puis la règle... Tout en refusant le piège des catégories, il faut bien admettre que les individus sont différents sur le plan de la perception. Ils utilisent certains sens plus que les autres. Un adolescent de ma connaissance goute et sent tout ce qui lui tombe sous la main, de façon presque instinctive. C'est sa manière d'apprivoiser les choses, de les sentir, de se les approprier, en un mot d'apprendre.

C'est un fait admis que l'école fait appel principalement à la vue et à l'ouïe. Les autres sens y sont ignorés, sauf dans quelques situations particulières. Misant sur la faculté de redondance du cerveau, les enseignantes et les enseignants ne devraient-ils pas saisir toutes les occasions possibles de varier les stimulus, permettant ainsi à chacun d'apprendre selon sa sensibilité! Ce peut être directement comme, par exemple, en faisant écouter, au milieu du cours de mathématique, un extrait d'une pièce musicale un peu spéciale ou, indirectement, en fournissant des exemples, en racontant des anecdotes qui évoquent des parfums, des saveurs, des expériences tactiles.

Les chemins de la mémoire sont multiples, il ne faut pas craindre de les utiliser au maximum.


De l'émotion... encore de l'émotion

Les bons profs désignés par les élèves dans l'enquête effectuée l'an dernier par Vie pédagogique se définissent presque tous eux-mêmes comme des acteurs. Ils ne dispensent pas un cours, ils le jouent. D'où la deuxième conclusion.

Créer des effets, susciter l'émotion,
favorise l'apprentissage

L'empreinte laissée dans le cerveau par un apprentissage quelconque est d'autant plus profonde et vive qu'elle est le produit d'une émotion. La nature des transformations au niveau synaptique – transformations qui sont à la base du processus de mémorisation et d'apprentissage – est certainement dépendante de l'émotion qui entoure la situation même d'apprentissage. On peut facilement postuler que plus l'intérêt, la motivation (émotion) créés par une situation sont grands, mieux la trace qu'elle laissera sera bien ancrée et distribuée dans le cerveau, compte tenu de sa plasticité et de la redondance de ses mécanismes.

Le bon prof sait susciter l'émotion par des effets divers–: il varie le ton, par des gestes, mime, donne des exemples, raconte des anecdotes pertinentes, fait des digressions qui recréent l'attention, etc. Il la suscite aussi en posant des questions ou des problèmes. Les questions et les problèmes provoquent un déséquilibre (au sens que prêtent à ce terme Piaget et Claparède, c'est-à-dire un besoin à combler) chez l'élève. Pour retrouver l'équilibre un moment perdu, ce dernier doit apporter des réponses et des solutions aux questions et aux problèmes posés. C'est le propre de tout système de maintenir son équilibre. Le cerveau n'échappe pas à cette règle. Il se tient en éveil, prêt à capter la moindre information dès qu'un manque, un vide est créé. Tout apprentissage serait le résultat du jeu constant déséquilibre/rééquilibration.

Il existe de multiples occasions de créer, en classe, ces légers déséquilibres, ces besoins à combler qui sont à la source de l'apprentissage. Je me souviens d'un enseignant qui avait l'habitude d'afficher, de temps à autre au tableau de la classe, une image: reproduction d'une oeuvre d'art, paysage, édifice, personnage, etc. Cette image suscitait la curiosité de tous les élèves de cette classe qui prenaient plaisir à supputer la signification de cette image ou l'intention de l'enseignant qui l'avait épinglée. Ce dernier créait chez eux un déséquilibre qu'il ne s'empressait pas toujours de désamorcer. Il les laissait un certain temps s'interroger, chercher. C'était, pour ainsi dire, la séance de réchauffement avant la partie (cours de français). Je me rappelle de même d'un autre enseignant (chimie) qui débutait chaque cours en soumettant à ses élèves un proverbe dont il leur fallait trouver la signification. C'était sa stratégie pour les mettre en éveil – je le constate maintenant! – et elle réussissait fort bien. Il n'existe pas de rapport évident entre la chimie et les proverbes et, pourtant, l'apprentissage de bien des notions était de beaucoup facilité par cette mise en train de deux ou trois minutes.

On peut, en faisant preuve d'un peu d'imagination, inventer plusieurs autres moyens de ce type. Et pour en augmenter l'impact, il est toujours possible de les adapter en fonction des modes de perception liés aux cinq sens : de temps à autre, faire identifier un parfum. une odeur; faire gouter une substance; faire écouter un extrait de musique; afficher des images variées, des articles, etc.

L'émotion, bien canalisée, est le stimulus par excellence qui conduit à un apprentissage stable, durable, transférable, parce qu'elle atteint plus surement les mécanismes mémoriels et y laisse des marques plus vivaces parce que réparties dans des régions différentes du cerveau.

Du sens... encore du sens

De nombreuses recherches psychologiques l'ont démontré, il est beaucoup plus facile pour une personne de retenir une unité d'information qui fait sens (pour elle) qu'une unité non signifiante, même si les « signes » qui les composent sont identiques. Si, par exemple on vous donnait une ou deux secondes pour retenir la suite de signes suivants :

tnat / ménmo / rvcuije / obe / aua / ej / lese

vous échoueriez très probablement de façon lamentable. Si, par ailleurs, on vous octroyait le même temps pour mémoriser:

Jean est tombé en amour avec Julie,

vous réussiriez sans doute très facilement. Pourtant, les deux suites sont composées des mêmes signes en nombre égal (28). Pourquoi la deuxième suite est-elle plus facile à retenir? Parce que les signes sont organisés et véhiculent une information que vous pouvez vous représenter: il existe une personne de sexe probablement masculin qui s'éprend fortement d'une autre personne probablement de sexe féminin. Votre structure cognitive, votre expérience du monde, vous permet de poser cette hypothèse très vraisemblable, sensée. La mémoire à long terme s'accommode très mal de l'insignifiant et de l'insensé. D'où la troisième conclusion :

Faire appel à des unités signifiantes d'information
favorise la mémorisation et l'apprentissage

Le sens d'une chose n'existe pas en soi, mais par rapport à une théorie4 du monde. Dans un univers fictif où l'amour terrien n'existerait pas, un énoncé comme « Jean est tombé en amour avec Julie » n'aurait aucun sens. Construire du sens, c'est relier une unité d'information à une unité plus grande qui fait partie de la très vaste théorie4 du monde terrien. Pour donner du sens à « Jean est tombé en amour avec Julie », il faut avoir une théorie sur l'amour, en connaitre les manifestations, etc. En ce sens, la théorie amoureuse d'un adulte québécois qui a eu de nombreuses expériences affectives avec d'autres personnes est très probablement plus approfondie que celle d'un enfant de 6 ans sur le même sujet. Mais la théorie amoureuse d'un Québécois ne constitue qu'une unité de la théorie amoureuse terrienne, en ce que les façons d'aimer sont différentes d'une civilisation à une autre, d'un peuple à un autre...

De ce point de vue, donner du sens à une information, c'est la situer dans l'univers théorique auquel elle appartient. L'exemple suivant illustre bien ce point de vue.

Amateur de divertissement, vous achetez un puzzle coté « très difficile », composé, par exemple, de deux-mille petites pièces. Vous vous apercevez, en ouvrant la boite, que le fabricant a omis d'y inclure le dessin que ce puzzle doit représenter une fois complété. Il est facile d'imaginer votre désarroi : par où dois-je commencer? A partir de quels indices vais-je me guider? La tâche n'est pas impossible, mais sa complexité probablement décuplée. Le problème? Faute d'une représentation, d'une théorie, il vous devient très difficile de situer les unités d'information, les pièces, dans le tout, l'image complète. Il est possible d'y parvenir, mais par tâtonnements, entreprise longue et très laborieuse.

A l'école, les enfants sont souvent placés dans cette situation : ils reçoivent des informations auxquelles ils ne peuvent donner sens parce qu'ils n'ont pas de théorie dans laquelle les situer. Comment placer au bon endroit une pièce dans un puzzle-fantôme? La mémorisation de telles informations est à toutes fins pratiques impossible : quelles voies peuvent suivre des informations insignifiantes et quelles traces peuvent-elles laisser? Les informations insignifiantes sont de la gangue qui ne peut être que rejetée irrémédiablement dans le processus de mémorisation.

Les structures du cerveau sont redondantes. Il ne faut pas craindre de compter sur cette caractéristique. Ce n'est pas en isolant une notion qu'on peut la faire assimiler mieux et plus rapidement, au contraire. C'est en la situant, par des exemples, parmi d'autres notions du même champ théorique; c'est aussi et surtout en amenant l'élève à l'intégrer à sa théorie restreinte du monde ou, au besoin, à se construire une sous-théorie qu'il peut situer dans sa théorie générale ou par rapport à elle. La mise en situation fait partie des stratégies qui permettent aux élèves de mettre en contexte, en lien avec leur théorie du monde, les notions qu'ils doivent assimiler. L'exemple, l'anecdote, la métaphore, l'analogie, l'allusion, l'évocation constituent d'autres moyens ou techniques. Les expressions « par exemple », « c'est comme », « on pourrait comparer ça », « ça me fait penser à », « ça ne vous fait pas penser à? », « imaginons » devraient émailler le discours des enseignantes et des enseignants. La question peut aussi souvent aider l'élève à se situer, à faire la part entre ce qu'il connait et ce qu'il ignore, entre ce qui est compatible avec sa théorie du monde et ce qui ne l'est pas.

Conclusion

Le cerveau est une structure prodigue qui a horreur de l'économie de la parcimonie, comme la nature, dit-on, a horreur du vide. Varier les stimulus, stimuler les sens, faire appel à l'émotion, créer des déséquilibres, rendre l'information signifiante en la contextualisant, voilà quelques facteurs qui influencent favorablement la mémorisation et l'apprentissage.

Rien de très nouveau dans tout cela, dira-t-on? Il est vrai, mise à part l'idée centrale du présent texte selon laquelle la pédagogie doit tenir compte du caractère éminemment plastique et redondant du cerveau, de ses possibilités illimitées d'apprentissage. Il est bon de rappeler, de temps à autre, certaines évidences en les présentant sous un éclairage nouveau, dans ce cas-ci, celui des neuro-sciences.


Notes

1.MORIN, Edgar. La méthode, 3. La connaissance de la connaissance, 1. Paris, Seuil, 1986.

2.Cette description du cerveau est évidemment très schématique: il faudrait des centaines de pages pour rendre compte de sa complexité structurelle.

3.L'hypothalamus et l'hippocampe joueraient le rôle de lien entre le développement de l'affectivité et la mémoire à long terme.

4.Par théorie, on entend ici un ensemble d'informations sur un sujet donné qui permet d'avoir un point de vue sur ce sujet, une vision structurée du monde en cause.