Extrait du livre l’Histoire de l’Île d’Orléans de L. P. Turcotte. Québec, Atelier typographique du «Canadien», 1867. Pages 40-48.
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L'Ile d'Orléans pendant la guerre de 1759. - Évacuation de l'Île par les habitants. - Wolfe débarque à l'Île et y établit son camp. - Dévastation de l'Île par les Anglais. - Anecdote sur une Sœur de la Ste. Famille.
L'Ile d'Orléans est un des endroits du Canada qui ont le plus souffert lors de la conquête du pays par les Anglais, qui en firent d'abord le théâtre de leurs opérations.
Dès qu'on eut appris que la flotte anglaise remontait le fleuve, (dans le mois de mai 1759,) les autorités commandèrent aux habitants d'évacuer l'Ile immédiatement et de se retirer à Charlesbourg.
Voici ce que rapporte de l'évacuation de l'Ile un témoin contemporain : (1) «Une partie de la cave du couvent est séparée en plusieurs compartiments de quelques pieds carrés seulement, qui présentent l'aspect de petites cellules. On n'a pu découvrir dans quel dessein furent faites ces séparations.» (2) Nous avons emprunté cette citation à l'écrivain de la critique de la brochure sur l'Île par M. Bowen. Ce savant écrivain nous a fourni, dans les notes qui accompagnent sa critique, plusieurs renseignements qui sont entrés dans cette histoire.
Dès que la nouvelle fut arrivée à Québec que la flotte française, envoyée pour «réduire la colonie, était réunie au bas du fleuve, l'alarme fut grande, car jusque-là on n'avait pas ajouté foi aux projets des Anglais. De bon printemps, au commencement de mai, des ordres avaient été envoyés dans toutes les paroisses au-dessous de Québec, de contraindre les cultivateurs et les chefs de famille de faire dans les bois des lieux de refuge, et de les approvisionner, puis de s'y rendre avec leurs enfants et tous les effets de ménage, ustensiles de culture, bestiaux, etc., dès qu'on aurait la nouvelle de l'approche de l'ennemi. On fit donc partir des courriers pour mettre ces ordres à exécution, avec injonction de faire évacuer entièrement l'île d'Orléans et l'îÎe aux Coudres.
«Ces ordres si précipités, et, sans doute, irréfléchis, furent gauchement interprétés et bien mal exécutés. La crainte, la peur et l'animosité, sont de fort mauvaises conseillères. La maladresse et la précipitation firent à des milliers de propriétaires plus de tort que l'ennemi n'en aurait pu faire. Nombre de familles ont été ruinées par cet empressement inutile; les trois-quarts des bestiaux périrent et de longtemps les cultivateurs de l'île aux Coudres et de l'île d'Orléans, qui renfermaient au moins cinq mille têtes « de gros bétail, ne se relevèrent de cette perte, sans parler des personnes, femmes et enfants, qui malheureusement périrent dans la bagarre, ayant été rassemblés à une extrémité de ces îles, sans qu'on eût auparavant procuré des bâteaux pour les transporter, ni songé à y amasser des vivres pour les soutenir. On avait moins encore pensé à y élever des abris pour leur retraite…
Vers le dix juin, on rapporta, à Québec, que les habitants de l'île «d'Orléans, avant d'évacuer l'île, avait caché tout leur grain dans les bois, mais de telle façon qu'il était aisé de le trouver. L'autorité donna aussitôt ordre de l'enlever; mais à cette condition, toutefois, de le payer à ceux qui s'en déclareraient propriétaires. La quantité de blé ainsi reconnue, monta à vingt mille minots, quantité vraiment prodigieuse à cette saison, et pour une île qui me contenait pas 2,500 habitants, sans compter les autres quantités cachées, en des endroits qu'on ne put découvrir, ni ce que les particuliers avaient dû emporter pour leur subsistance…
On plaça un détachement dans l'île d'Orléans. Vers le 20 juin, on fit reconnaître les dispositions de l'ennemi, et l'on fit passer quatre canons dans l'Ile, mais ils furent sans effet. On prit en même temps le parti de renforcer le détachement qui y avait été envoyé, en y ajoutant cinq à six cents Canadiens et quelques troupes sauvages, arrivées des pays d'en haut, soit pour empêcher les Anglais de mettre pied à terre, jusqu'à ce que leur flotte fût supérieure, soit pour retarder seulement leur descente, lorsqu'ils seraient en état de l'opérer.
Ce projet de fortifier l'Île et d'empêcher le débarquement des Anglais fut abandonné, «à cause de la supériorité numérique de l'ennemi. Le détachement de troupes françaises évacua l'Île le trois juillet, et traversa au, camp de Beauport.
Quelle dut être la douleur des habitants de l'Ile, lorsqu'ils se virent contraints d'abandonner si subitement leurs paisibles demeures et de les livrer ainsi au pillage des troupes. Chaque paroisse dit adieu en pleurant à ses foyers, et se retira à Charlesbourg sous la conduite de son vénérable curé. Des vieillards et des malades y furent transportés sur des lits, et ne revirent plus le toit paternel. Plusieurs enfants naquirent dans les bois et y furent baptisés.
Les habitants de l'Ile passèrent dans cet endroit trois longs mois dans la plus grande inquiétude et le plus entier dénuement. De là, ils pouvaient voir les dégâts et les dévastations que causaient les Anglais, qui y avaient établi leur camp. Plusieurs eurent la profonde douleur de voir brûler leurs habitations. De temps en temps, des jeunes gens hardis étaient envoyés pour voir ce qui se passait sur l'Ile, et revenaient raconter les tristes détails du pillage.
Ce fut près de l'église de St. Laurent que débarquèrent, le 27 juin 1759, les troupes anglaises, commandées par le général Wolfe. «Presque aussitôt après leur débarquement, une violente tempête s'éleva, et causa à la flotte des dommages considérables. Plusieurs transports dérivèrent sur leurs ancres et furent jetés à terre ; un grand nombre de barques et autres petits vaisseaux se brisèrent les uns contre les autres et coulèrent à fond. Ce premier échec affligea beaucoup le jeune général anglais. Les Français, voulant profiter du désordre causé à la flotte par cette tempête, lancèrent plusieurs brûlots contre les vaisseaux ennemis ; mais le feu y ayant été mis trop tôt, les Anglais les remorquèrent loin de la flotte jusque sur le rivage, où ceux-ci achevèrent de se consumer inutilement.
En arrivant à l'Ile d'Orléans, Wolfe adressa au peuple canadien une longue proclamation, qui demeura sans effet. Il conduisit ses troupes à l'extrémité sud-ouest de l'Ile, où il établit son camp. Il y fit construire des redoutes et des hôpitaux pour les malades et les blessés. (1)
Le camp des Anglais se trouvait en face de Québec et du camp de Beauport. En considérant la formidable citadelle toute hérissée de canons, et dont les approches étaient défendues par un retranchement qui s'étendait jusqu'au saut Montmorency, Wolfe trouva son entreprise plus difficile qu'il me l'avait d'abord pensé.
Le 30 juin, il fit passer une partie de ses troupes à la Pointe-Lévis pour «pour bombarder la ville. Dans l'espace d'un mois, Québec fut presque complétement réduit en cendres.
Il résolut ensuite d'aller attaquer l'aile gauche de l'armée française au saut Montmorency, et fit traverser le gros de ses troupes de l'Ile d'Orléans à l'Ange-Gardien. Le 31 juillet, le combat s'engagea entre les deux armées. Mais les Français prirent si bien leurs précautions, et se défendirent si énergiquement, que l'ennemi fut défait complètement et prit la fuite dans le plus grand désordre. Une pluie abondante qui tomba au même moment favorisa sa retraite sur l'Ile.
La perte de cette première bataille abattit le courage du général anglais. Il s'en vengea par le pillage des campagnes, dont il ordonna la dévastation, afin de contraindre les Canadiens à aller défendre leurs propriétés et d'affaiblir par là l'armée française. Toutes les paroisses depuis la Malbaie jusqu'au saut Montmorency furent brûlées et dévastées : on fit la même chose de la côte du sud. L'Ile d'Orléans ne fut pas plus épargnée : « Elle fut ravagée d'un bout à l'autre...», dit notre historien Garneau. « Du camp de Beauport on apercevait à la fois les embrasements sur la côte de «de Beaupré, dans l'île d'Orléans et sur une partie de la rive droite du fleuve... plus de 1400 maisons furent réduites en cendres dans les campagnes...» (1)
Les Anglais avaient d'abord fait preuve de générosité en épargnant l'église de St. Laurent, sur laquelle était un placard qui les priait de respecter cet édifice ; mais par malheur ils ne continuèrent pas longtemps cette conduite. Six compagnies de troupes firent le tour de l'Ile et «revinrent au camp avec une quantité d'effets.
Dans cette excursion, qui dura deux jours, beaucoup de maisons furent incendiées. Les vieillards rapportent avoir entendu raconter par leurs pères que, depuis le moulin de la Ste. Famille jusqu'au commencement de St. Pierre, il me resta qu'une vieille mâsure. Les temples mêmes ne furent pas respectés. Les soldats anglais se campèrent plusieurs jours dans l'église de St. François, et massacrèrent tout l'intérieur de cet édifice, comme l'indique une note des archives écrite par M. Leguerne, curé d'alors. La tradition rapporte que la cloche fut enlevée et que le mur de l'église fut percé en plusieurs endroits par les boulets ennemis. On peut voir tout près de cet édifice les ruines d'un fort construit à cette époque.
Wolfe avait envoyé un détachement de troupes commandé par le colonel Carleton pour prendre possession de l'extrémité nord-est de l'Ile et s'y fortifier. C'est ce qui explique le séjour des Anglais en cet endroit, et la construction du fort mentionné plus haut. Le manoir seigneurial, occupé aujourd'hui par M. Frs. Marc Turcotte, a porté longtemps les traces des balles ennemies.
Après avoir ravagé les campagnes, le général anglais se décida à attaquer la ville par le Cap-Rouge. Dans la nuit du 13 septembre, une partie de ses troupes, embarquée de la veille sur les vaisseaux, passa inaperçue devant Québec, et alla débarquer au Foulon. Le lendemain, l'armée anglaise était rangée en ordre de bataille sur les plaines d'Abraham. Le général Montcalm alla à sa rencontre ; mais le sort des Canadiens était fixé : ils devaient succomber dans ce sanglant combat. Encore quelques jours, et Québec se rendait à l'ennemi.
Après la capitulation, les habitants qui s'étaient retirés dans les bois retournèrent tristement à leurs demeures. Ceux de l'Ile contemplèrent avec douleur les ravages causés par les Anglais. Un grand nombre d'entre eux, se voyant sans demeure aux approches d'un long hiver, dressèrent de petites cabanes sur l'emplacement de leurs anciennes habitations. Plus des trois-quarts des bestiaux avaient été détruits. La récolte, qui avait été dévastée, ne valait plus rien ; les grains étaient épars sur la terre. Les familles étaient entièrement ruinées, et il leur fallut bien des années pour se remettre dans leur première aisance.
Les Sœurs du couvent de«la Ste. Famille durent aussi abandonner leur mission à l'approche des Anglais. L'une d'elles, dans sa fuite, passa par la Pointe-aux-Trembles, où elle fut accueillie par les religieuses de cette dernière paroisse. Mais bientôt les Anglais y firent une descente et envahirent pareillement le couvent, qui fut déserté à leur apparition. M. l'abbé Faillon rapporte l'anecdote suivante au sujet de la sœur de la Ste. Famille.
La sœur missionnaire de l'île d'Orléans, qui avait pris la fuite dans les bois à l'approche des Anglais, continua sa course jusqu'à la fin du jour, sans savoir où elle allait. Lorsque la nuit fut venue, elle entra dans de vives inquiétudes, se voyant seule et exposée à tomber entre les mains des soldats, répandus de tous côtés, qui faisaient sans cesse la ronde. Comme elle se recommandait instamment à Dieu dans une si triste situation, elle aperçut, près de la rivière, une guérite, et vit un soldat qui, s'approchant d'elle, lui dit avec bonté : « Ma sœur, vous « êtes en grand danger d'être prise par les ennemis ; « entrez dans ma guérite. Ne craignez rien, je veillerai dehors et vous garderai. » Sans délibérer sur le parti qu'elle avait à prendre, elle «elle se mit dans la guérite, et y passa toute la nuit en prière. Dès que le jour commençait à poindre, l'inconnu qui l'avait si bien accueillie lui dit avec assurance : «Ma soeur, « vous pouvez maintenant aller à votre couvent; « prenez cette route qui vous y conduira.» Elle se mit aussitôt en marche pour la Pointe-aux-Trembles, en remerciant Dieu de la protection qu'il venait de lui accorder; et sa reconnaissance était d'autant plus vive, que cette bonne sœur demeura toujours convaincue que cet inconnu n'était autre que son ange gardien. Elle arriva ainsi heureusement à la maison de la Congrégation, où l'autre seur qui avait pris la fuite se rendit aussi de son côté. »
Cette sœur de l'Ile, considérant qu'elle avait abandonné son couvent avec trop de précipitation, sans songer à placer en lieu sûr les effets les plus précieux, résolut d'y retourner pour mettre tout en ordre. A son retour, elle ne trouva' plus ses compagnes de la Pointe-aux-Trembles qui, pendant son absence, s'étaient retirées à Montréal. Elle se rendit alors chez les sœurs de la paroisse de Champlain où elle demeura quelques mois. Plus tard, elle rejoignit ses compagnes à la communauté de Montréal.
Lors du siége de Québec, la mission de la Ste. Famille fut interrompue pendant deux ans. Mais en 1761, à la demande des habitants de l'Ile, M. Murray qui commandait à Québec pour le roi, permit qu’on, la rétablît; et les Sœurs St. Etienne et St. Ignace y furent aussitôt envoyées. (3)»
(1) History of Canada, by Smith.
(2) Le premier de septembre, dit un mémoire du sieur de Ramezay, «les Anglais mirent le feu à toutes les habitations au-delà de Montmorency et sur l’Île d’Orléans, et brûlèrent en même temps leur camp, qu’ils évacuèrent le trois…»
(3) Histoire de la Sœur Bourgeoys, par l'abbé Faillon.
[Note du copiste: J’ai tiré ce texte du livre numérique cité ci-dessus, que j’ai téléchargé [gratuitement) sur la Toile, en respectant le texte original, sauf en ce qui a trait à quelques accents et coquilles mineures.. C’est un ouvrage ancien qui contient des renseignements instructifs sur le pays où se sont établis et ont vécu Mathurin et ses descendants.